Liban : Il faut ouvrir une enquête internationale sur les attentats meurtriers perpétrés à l’aide d’appareils portables explosifs

AMNESTY INTERNATIONAL

COMMUNIQUÉ DE PRESSE

20 septembre 2024

Une enquête internationale doit être ouverte afin que les auteurs des explosions massives simultanées visant des appareils électroniques au Liban et en Syrie, qui ont fait plus de 2 931 blessés et au moins 37 morts, dont au moins quatre civils, soient tenus de rendre des comptes, a déclaré Amnesty International à la veille d’une réunion du Conseil de sécurité des Nations unies qui se tiendra ce mardi 20 septembre pour discuter de ces explosions.

Si la responsabilité d’Israël est établie, ces attentats ont eu lieu dans le cadre d’un conflit armé en cours. Les éléments de preuve indiquent que ceux qui ont planifié et exécuté ces attaques ne pouvaient pas vérifier qui d’autre, dans le voisinage immédiat des dispositifs, serait blessé au moment de l’explosion, ni même si seuls les combattants avaient reçu les téléavertisseurs et les radios. Par conséquent, les attaques ont été menées sans discrimination, seraient illégales au regard du droit humanitaire international et devraient faire l’objet d’une enquête en tant que crimes de guerre. Les attaques ont également violé au minimum le droit à la vie en vertu du droit international des droits humains, qui continue de s’appliquer dans les situations de conflit armé, et probablement d’autres droits humains, en fonction des divers impacts de l’attaque sur la population libanaise et leur vie quotidienne. 

Bien que le gouvernement israélien n’ait pas officiellement commenté les attentats, le 18 septembre, le ministre israélien de la défense, Yoav Gallant, a déclaré qu’une « nouvelle ère » de guerre avec le Liban commençait et a salué les « excellents résultats » des services de sécurité et de renseignement israéliens, une déclaration qui a été interprétée comme une reconnaissance implicite du rôle d’Israël dans les attentats. Les autorités libanaises et les responsables américains ont également indiqué qu’ils pensaient qu’Israël avait orchestré les attentats.

« Les explosions massives qui ont eu lieu ces derniers jours au Liban et en Syrie portent les marques d’un sinistre cauchemar dystopique. L’utilisation d’engins explosifs dissimulés dans des appareils de télécommunication courants pour mener des attaques meurtrières d’une telle ampleur est sans précédent. Même si les attaques visaient des objectifs militaires, le fait de faire exploser simultanément des milliers d’engins sans pouvoir déterminer leur emplacement exact ni en quelle possession ils se trouvaient au moment de l’attaque témoigne d’un mépris flagrant du droit à la vie et du droit des conflits armés », a déclaré Aya Majzoub, directrice adjointe du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord d’Amnesty International. 

« Le droit international humanitaire interdit les attaques aveugles, c’est-à-dire celles qui ne font pas de distinction entre les civils et les cibles militaires. Il interdit également l’utilisation du type de pièges qui semblent avoir été utilisés lors de ces attaques.

« Le Conseil de sécurité des Nations unies doit prendre toutes les mesures à sa disposition pour assurer la protection des civils et éviter de nouvelles souffrances inutiles. Une enquête internationale doit être ouverte de toute urgence pour établir les faits et traduire les auteurs en justice ».

Les explosions ont eu lieu dans des supermarchés, des voitures, des rues résidentielles et d’autres lieux publics très fréquentés, provoquant des blessures traumatisantes, semant la terreur et la panique dans tout le Liban et accablant un secteur de la santé déjà touché par une crise économique aiguë.

Amnesty International s’est entretenue avec huit témoins, le ministre libanais de la Santé, deux médecins, deux psychologues et une source des services de sécurité. Le Crisis Evidence Lab de l’organisation a analysé 19 photos et vidéos des explosions et de leurs conséquences. Le secrétariat d’Amnesty International a écrit au bureau du Premier ministre israélien et au ministère des Affaires étrangères pour leur demander de répondre aux allégations selon lesquelles Israël serait responsable des attentats.

Droit international applicable

Si la responsabilité d’Israël est établie, ces attaques ont eu lieu dans le cadre d’un conflit armé en cours. En tant que telles, leur légalité doit être évaluée sur la base du droit international humanitaire, ainsi que du droit international des droits humains applicable, qui continue de s’appliquer dans les situations de conflit armé. Cela vaut en particulier pour le droit humain, comme l’a confirmé le Comité des droits humains des Nations unies.

Le fait que les explosions aient été réalisées à l’aide d’outils de la vie quotidienne des civils, l’impossibilité pour les auteurs de connaître l’identité de tous ceux qui ont reçu les engins, de ceux qui les utiliseraient et de ceux qui se trouveraient à proximité – tous ces facteurs indiquent que les attaques ont été menées sans discrimination et donc illégalement. En tant que telles, elles devraient faire l’objet d’une enquête en tant que crimes de guerre.

Le droit international humanitaire interdit également l’utilisation de pièges ou d’autres dispositifs qui emploient un engin « sous la forme d’objets portatifs apparemment inoffensifs qui sont spécifiquement conçus et fabriqués pour contenir des matières explosives », conformément au protocole II modifié de la convention des Nations unies sur certaines armes classiques.

Le droit international coutumier interdit également les actes de violence visant principalement à répandre la terreur parmi la population civile.

La Cour internationale de justice, le Comité des droits de l’homme, la Commission interaméricaine des droits de l’homme et la Cour européenne des droits de l’homme ont tous confirmé que les obligations découlant des traités relatifs aux droits humains s’appliquent en principe au comportement d’un État en dehors de son territoire. 

Attaques

Le 17 septembre 2024, entre 15h30 et 16h30, des engins explosifs dissimulés dans des milliers de téléavertisseurs au Liban ont explosé, tuant au moins 12 personnes, dont une fillette de neuf ans, un garçon de 11 ans et deux médecins, et blessant au moins 2 323 personnes. Le lendemain, peu avant 17 heures, le 18 septembre, des engins explosifs similaires placés dans des dizaines de « talkies-walkies » portatifs ont explosé dans tout le Liban, tuant au moins 25 personnes et en blessant au moins 608. 

Ces attaques ont eu lieu dans un contexte d’escalade des hostilités entre Israël et le Hezbollah au cours des 11 derniers mois.

Au 9 septembre 2024, les attaques israéliennes sur le Sud-Liban et la Bekaa ont tué au moins 137 civils, selon le ministère libanais de la Santé et les Nations unies. Plus de 113 000 personnes ont été déplacées du Sud-Liban en raison des hostilités en cours. Selon les autorités israéliennes, le Hezbollah et d’autres groupes armés ont tiré des projectiles sur le nord d’Israël et tué 14 civils. Le 27 juillet, 12 enfants ont été tués lors d’une attaque à Majdal Shams, sur le plateau du Golan occupé. Israël a accusé le Hezbollah, mais ce dernier a nié toute responsabilité. Environ 60 000 habitants du nord d’Israël ont été évacués depuis le 8 octobre. Les attaques qui ne font pas de distinction entre les civils et les cibles militaires sont aveugles. Lorsque ces attaques tuent ou blessent des civils, elles constituent des crimes de guerre.

Explosions de bipeurs, 17 septembre :

Des témoins ont expliqué à Amnesty International que ces attaques avaient semé la confusion et la peur au sein de la population civile. Une habitante de la ville de Sour (Tyr), dans le sud du pays, a déclaré avoir vu des gens courir alors que du sang coulait dans la rue. Toutes les personnes à qui elle a parlé avaient une explication différente des événements. Un serveur lui a dit qu’un homme avait commandé un café et s’était ensuite tiré une balle dans sa voiture. Une autre personne lui a dit que la batterie de la voiture de quelqu’un avait explosé. Une troisième personne a dit que quelque chose avait explosé dans les mains d’un homme. Quelques minutes plus tard, un homme lui a dit que les téléavertisseurs explosaient. « C’était un état de panique dans tous les sens du terme. Je n’arrive toujours pas à comprendre. C’est comme si nous regardions un épisode de Black Mirror (une série télévisée britannique dystopique), ces choses ne sont pas censées se produire », a-t-elle déclaré.

Un autre témoin, qui faisait des courses à Borj al-Barajne, dans la banlieue sud de Beyrouth, lorsqu’elle a vu des femmes et des enfants crier et courir, a décrit les scènes comme apocalyptiques. « Les gens couraient tout autour de moi, mais mes jambes ne pouvaient pas bouger », a-t-elle déclaré. Plus tard, elle a vu des jeunes hommes allongés sur le sol et des dizaines d’ambulances arriver.

Le laboratoire d’Amnesty International a analysé 12 vidéos montrant des téléavertisseurs explosant dans des zones civiles très fréquentées, telles que des rues résidentielles et des épiceries, ainsi qu’au domicile de personnes. Une vidéo vérifiée de la ligne d’horizon de Beyrouth montre de grandes prunes de fumée au-dessus d’au moins 10 endroits dans des zones résidentielles.

Le ministre libanais de la santé, le Dr Firas Abiad, a décrit ces attaques comme « l’exemple même de l’attaque aveugle », ajoutant que nombre d’entre elles ont causé « des blessures qui changent la vie ».

Un témoin a confirmé à Amnesty International les informations diffusées par les médias selon lesquelles les téléavertisseurs émettaient un signal sonore avant d’exploser, ce qui poussait certaines personnes à les approcher de leur visage pour en vérifier l’écran. Un mécanicien de Sour a raconté comment le bipeur d’un ami s’est mis à biper : « Il l’a pris dans ses mains, je l’ai regardé et il a indiqué ERROR. Je me suis retourné pour prendre mes cigarettes, et j’étais toujours à côté de lui, puis le pager a explosé. Il a perdu sa main et ses deux yeux ».

Les éléments dont dispose Amnesty International indiquent que les bipeurs n’ont pas seulement été distribués à des combattants du Hezbollah, mais probablement aussi à des employés d’institutions du Hezbollah travaillant à titre civil. Le Hezbollah a déclaré dans un communiqué publié le 17 septembre que les téléavertisseurs appartenaient à des « employés de diverses unités et institutions du Hezbollah ». Le ministre de la santé a déclaré à l’organisation qu’au moins quatre professionnels de la santé avaient été grièvement blessés lors de ces attaques. Deux d’entre eux, l’infirmière Atta al-Dirani et un infirmier de l’hôpital Rasoul Azam. Mohammad Bilal Kanj, sont décédés des suites de leurs blessures.

Amnesty International s’est également entretenue avec l’employé d’une association à but non lucratif, qui a déclaré que deux de ses employés, chargés d’organiser des programmes de proximité dans la banlieue sud de Beyrouth et dans le sud du pays, possédaient ces téléavertisseurs et avaient été blessés lors de leur explosion. 

Le Dr Georges Ghanem, médecin-chef du centre médical de l’Université américano-libanaise, a déclaré que l’hôpital était submergé de patients blessés nécessitant la même expertise : « Tout le monde avait des blessures aux mains, beaucoup d’amputations et des problèmes oculaires irrémédiables… Un garçon de 11 ans est décédé. Il souffrait de graves lésions cérébrales. Il était avec son père, qui avait le téléavertisseur »

Le Dr Salah Zeineddine, médecin-chef de l’hôpital de l’université américaine de Beyrouth, a également déclaré que tous les patients admis avaient subi des blessures multiples, notamment au visage, aux mains, au bas-ventre et à la taille. 

Un ophtalmologue de l’hôpital universitaire du Mont-Liban à Beyrouth a déclaré aux médias qu’entre 60 et 70 % des patients qu’il a traités ont dû subir l’ablation d’au moins un œil. « Certains patients ont dû être amputés des deux yeux. Cela me tue. En 25 ans de pratique, je n’ai jamais enlevé autant d’yeux qu’hier [le 17 septembre] », a-t-il déclaré.

Le Crisis Evidence Lab d’Amnesty International a analysé les images des pagers détruits et a déclaré qu’ils correspondaient à des pagers AR-924 Gold Apollo Rugged. Une source de sécurité a indiqué à Amnesty International que le Hezbollah avait commandé environ 5 000 de ces téléavertisseurs au début de l’année.

Il est probable que l’attentat ait été perpétré à l’aide d’un petit engin explosif télécommandé dissimulé dans un lot modifié de téléavertisseurs. Les explosions que l’on voit dans les vidéos correspondent à la détonation d’une petite quantité d’explosifs pouvant être contenue dans ces petits appareils électroniques.

Explosions de talkies-walkies, 18 septembre :

Le 18 septembre, peu avant 17 heures, d’autres engins électroniques ont explosé simultanément dans tout le pays. Des explosions ont été signalées dans la banlieue sud de Beyrouth, dans des villes du sud du Liban et dans la Bekaa. 

Des vidéos vérifiées par le laboratoire d’Amnesty International montrent d’importants panaches de fumée, ce qui indique que les explosions provoquées par ces appareils étaient plus importantes que celles provoquées par les téléavertisseurs qui ont explosé, mettant le feu à des appartements entiers et à des magasins. Le ministère libanais des communications a déclaré que les appareils qui ont explosé sont des radios portatives IC-V82, ou talkies-walkies, fabriquées par une société japonaise, mais que le modèle avait été abandonné et que les appareils n’étaient pas officiellement homologués. Les images des appareils explosés examinées par le laboratoire des preuves correspondaient à des talkies-walkies IC-V82. Une source de sécurité a déclaré à Reuters que ces radios portatives avaient été achetées par le Hezbollah il y a cinq mois, à peu près en même temps que les téléavertisseurs.

Au moins deux explosions ont été entendues alors que des centaines d’hommes, de femmes, d’enfants et de personnes âgées se rassemblaient pour les funérailles de quatre personnes, dont un enfant et un infirmier, tuées la veille par les détonations des téléavertisseurs. Amnesty International s’est entretenue avec trois témoins qui assistaient aux funérailles à Ghobeiry, dans la banlieue sud de Beyrouth, et qui ont raconté que des gens couraient et criaient. Un témoin a déclaré à Amnesty International que quelqu’un dans la foule criait : « ça lui a explosé dans la main ! » 

La Défense civile libanaise a indiqué que son personnel s’était efforcé d’éteindre les incendies qui s’étaient déclarés dans 60 maisons et magasins, 15 voitures et des dizaines de motos à la suite de l’explosion des talkies-walkies.

Ces attaques ont aggravé la peur et le traumatisme d’une population libanaise déjà confrontée à la menace imminente d’une escalade de la guerre avec Israël.

Joseph el-Khoury, psychiatre consultant, a déclaré que les attentats pourraient avoir un impact durable : « Ces attaques ont terrorisé la ville […] et s’inscrivent dans la continuité des survols [des avions à réaction israéliens] et des bangs soniques […] Ceux qui ont fait cela ne se souciaient pas de la santé mentale de toute une population ».

Un habitant a déclaré à Amnesty International : « J’ai mis mon téléphone à la maison, je n’ai pas ouvert d’ordinateur portable, je suis devenu paranoïaque. Tout ce qui me connecte à Internet, je ne veux pas le toucher. Je ne veux pas non plus qu’une moto passe à côté de moi, je ne veux pas que les gens soient à côté de moi. Parce que s’ils ont un appareil, je suis parti avec eux ».

FIN