L’IA au travail : entre surveillance totale et érosion des droits – Ce que révèlent les syndicats internationaux

Un nouveau rapport de la Confédération syndicale internationale (ITUC) met en lumière les dérives inquiétantes de l’intelligence artificielle dans le monde du travail. De la surveillance algorithmique permanente à la discrimination salariale automatisée, ces technologies redessinent les rapports de pouvoir au détriment des travailleurs. Décryptage d’un système qui promet l’efficacité mais génère précarité et contrôle.

La surveillance des travailleurs a franchi un cap décisif. Selon l’ITUC, nous sommes passés d’un simple suivi à une « surveillance illimitée » rendue possible par l’effondrement des coûts technologiques et l’affaiblissement du pouvoir syndical. Capteurs biométriques, analyse des frappes au clavier, géolocalisation en temps réel : les outils se multiplient pour quantifier chaque seconde de travail.

Le cas des camionneurs américains illustre parfaitement cette dérive. Les dispositifs d’enregistrement électronique (ELD), initialement présentés comme des outils de sécurité routière, sont devenus de véritables instruments de contrôle managérial. Ces systèmes ne se contentent plus de surveiller les heures de conduite : ils capturent la localisation précise, le comportement au volant, et transmettent ces données directement aux directions, dévaloisant l’expérience des chauffeurs vétérans au profit d’instructions algorithmiques.

Le « piège de la vie privée » : quand la conformité masque l’exploitation

Face aux préoccupations croissantes sur la protection des données, les entreprises déploient une stratégie sophistiquée : des technologies dites « respectueuses de la vie privée » qui permettent d’analyser massivement les comportements sans « toucher » aux données personnelles identifiables. Cette approche permet une conformité technique aux réglementations tout en maintenant un contrôle étroit sur les employés.

Le résultat ? Un système qui obscurcit les responsabilités, renforce les inégalités et prive les travailleurs de toute autonomie. Comme le souligne le rapport, la protection des données personnelles ne se traduit pas nécessairement par la protection des travailleurs eux-mêmes. Les entreprises s’approprient le langage de leurs opposants pour transformer des outils de surveillance en instruments prétendument protecteurs.

Discrimination salariale algorithmique : la fin de l’égalité salariale

L’une des dérives les plus insidieuses concerne la discrimination salariale algorithmique : des systèmes qui versent des salaires différents pour un travail identique, en fonction du comportement supposé et des besoins financiers estimés de chaque travailleur. Cette pratique, documentée notamment chez Uber, rompt avec le principe fondamental « à travail égal, salaire égal ».

Les chiffres sont éloquents : sept chauffeurs Uber sur dix rapportent que l’IA manipule leur rémunération pour les pousser à accepter des courses moins rémunératrices. Près de 75% de ceux qui refusent ces courses voient l’application ralentir le flux de propositions, les pénalisant pour avoir tenté d’exercer leur autonomie. Cette imprévisibilité salariale crée un « cercle vicieux » où les travailleurs doivent constamment « parier » sur leur revenu.

Productivité toxique : le coût humain de l’optimisation

Chez Amazon, l’introduction de robots dans les entrepôts n’a pas amélioré la sécurité comme promis. Au contraire, les données montrent que les taux de blessures graves sont souvent plus élevés dans les entrepôts robotisés. En 2021, le taux de blessures graves était près du double de celui des entrepôts non-Amazon. Le groupe signale une blessure grave toutes les 14,5 minutes en moyenne.

L’algorithme ne soulage pas les travailleurs : il justifie une augmentation des quotas de productivité à des niveaux dangereux. Les pics de blessures pendant les périodes de forte activité (Prime Day, Cyber Monday) atteignent 59%. Ce transfert systématique du risque illustre une caractéristique fondamentale de la gestion algorithmique : l’algorithme identifie et exploite le point de rupture de la main-d’œuvre.

Le dialogue social comme rempart

Face à ces dérives, l’ITUC insiste sur le rôle central des syndicats et de la négociation collective. Les travailleurs doivent être informés et engagés dans la conception et le déploiement de l’IA, avec des contrôles humains à plusieurs moments clés. Plusieurs avancées réglementaires montrent la voie : l’AI Act européen reconnaît l’usage de l’IA dans la gestion du personnel comme un domaine à haut risque nécessitant des obligations strictes. En Espagne, la « Riders Law » a ouvert la voie à des accords collectifs dans l’économie de plateforme et au-delà.

Les syndicats réclament également que les gains de productivité liés à l’IA soient partagés : amélioration des conditions de travail, augmentation des salaires et réduction du temps de travail. Sans cette redistribution équitable, l’IA ne fera qu’approfondir les inégalités existantes.

Au-delà des données : replacer la dignité humaine au centre

Le rapport conclut sur une exigence claire : dépasser l’obsession de la protection des données pour adopter un cadre fondé sur les droits humains. Les réglementations doivent se concentrer sur les résultats préjudiciables et la protection des droits fondamentaux, indépendamment des moyens techniques utilisés.

L’introduction de l’IA dans le monde du travail n’est ni inévitable ni neutre. Elle constitue une reconfiguration profonde des rapports de pouvoir qui exige une réponse politique collective. Les syndicats, en tant que représentants démocratiques des travailleurs, doivent être au cœur de cette transformation pour garantir qu’elle serve la prospérité partagée plutôt que la concentration du contrôle.


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