Quand la protection sociale nourrit l’extrême droite : l’alerte de l’ONU

Dans son dernier rapport à l’Assemblée générale des Nations Unies, le Rapporteur spécial sur les droits humains et l’extrême pauvreté, Olivier De Schutter, lance un avertissement sans précédent : la transformation punitive de la protection sociale alimente directement la montée du populisme autoritaire. Entre surveillance algorithmique, conditionnalité des aides et stigmatisation des bénéficiaires, l’État-providence dystopique crée le terreau fertile sur lequel prospère l’extrême droite. Une analyse qui bouleverse notre compréhension des menaces pesant sur la démocratie.

Un État-providence devenu punitif

Le rapport documente l’émergence d’un monde dystopique où l’aide sociale s’est métamorphosée en instrument de surveillance et de contrôle. En France, le versement du revenu de solidarité active est désormais subordonné à quinze heures d’activités hebdomadaires obligatoires. Au Royaume-Uni, le programme de crédit universel permet de déduire automatiquement des pénalités sur les allocations des demandeurs d’emploi ne respectant pas leurs obligations. En Allemagne, les autorités peuvent retenir jusqu’à cent pour cent des prestations pendant deux mois en cas de manquement.

Cette activation généralisée des prestations sociales produit des effets pervers documentés. Les sanctions frappent de manière disproportionnée les jeunes demandeurs, les familles nombreuses et les personnes appartenant à des minorités ethniques. Elles poussent les allocataires à accepter des emplois précaires et de mauvaise qualité, sans possibilité réelle de refuser ou de se former. L’équilibre entre travail, vie personnelle et protection sociale se rompt, transformant l’aide en contrainte.

La dérive algorithmique

La dématérialisation constitue la deuxième dimension de cette dystopie. En France, la Caisse d’allocations familiales analyse les données de trente-deux millions de personnes via des algorithmes qui ciblent systématiquement les allocataires des minimas sociaux, les familles monoparentales et les personnes handicapées. Aux Pays-Bas, vingt-six mille parents, souvent d’origine immigrée, ont été accusés à tort de fraude aux allocations entre 2005 et 2019, contraints de rembourser l’intégralité des montants perçus. Le gouvernement a démissionné suite à ce scandale.

En Australie, le programme Robodebt a généré plus de huit cent soixante-six mille signalements de trop-perçus, dont une grande partie s’est révélée infondée, causant un préjudice énorme aux allocataires poursuivis à tort. Ces exemples illustrent comment la surveillance numérique, présentée comme un outil de lutte contre la fraude, se transforme en machine à exclure les plus vulnérables.

Travailleurs sociaux pris en étau

Le rapport révèle également la crise vécue par les travailleurs sociaux, dont le rôle bascule de l’accompagnement vers le contrôle. On attend d’eux qu’ils veillent à ce que leurs clients ne profitent pas du système, mettant en péril leur intégrité professionnelle. Cette transformation est particulièrement visible dans la protection de l’enfance, où la pauvreté elle-même devient un motif de retrait d’enfants.

Aux États-Unis, les signalements de maltraitance d’enfants sont passés de soixante mille en 1974 à près de quatre millions quatre cent mille en 2023. La négligence, souvent synonyme de pauvreté, justifie l’intervention coercitive. Les familles en situation d’hébergement précaire ou d’insécurité alimentaire sont beaucoup plus susceptibles de se voir retirer leurs enfants, les enfants aborigènes étant près de vingt fois plus touchés en Australie occidentale.

L’instrumentalisation populiste

C’est sur ce terreau de méfiance envers les institutions que prospère le populisme d’extrême droite. Les populistes fabriquent du ressentement en opposant le « groupe interne » méritant au « groupe externe » illégitime. Ils exploitent l’insécurité économique et la peur du déclassement, particulièrement forte chez la classe moyenne inférieure.

Le rapport établit une corrélation presque parfaite entre l’augmentation des inégalités et le soutien aux partis populistes en Europe. Une augmentation d’un point de l’indice de Gini1 correspond à une augmentation d’un point du soutien populiste. Les territoires défavorisés, mal desservis par les services publics, développent un ressentiment particulier envers des élites perçues comme déconnectées.

Une fois au pouvoir, ces partis démantèlent paradoxalement les protections sociales qu’ils prétendaient défendre. Le projet de loi américain « One Big Beautiful Bill Act » prévoit ainsi une réduction de trente pour cent du programme d’aide alimentaire dont dépendent quarante millions de personnes, et une coupe de plus de mille milliards de dollars dans Medicaid, privant au moins treize millions sept cent mille personnes vulnérables de couverture médicale.

Une protection sociale comme rempart

Face à cette menace, le Rapporteur spécial propose une triple stratégie. D’abord, privilégier l’universalisme des prestations plutôt que le ciblage, qui génère davantage de soutien politique durable. Même avec un « universalisme ciblé » combinant couverture universelle et aides renforcées pour les ménages à faibles revenus.

Ensuite, développer un capital social « relais » créant des liens entre différentes composantes de la société, plutôt qu’un capital social « liant » qui renforce les clivages identitaires. Plus les communautés vivent en bonne entente, moins la protection sociale généreuse risque de susciter une réaction populiste.

Enfin, restaurer la confiance dans les institutions par plus de transparence et de responsabilité. Le chauvinisme social ne prospère que parce que l’extrême droite instrumentalise le sentiment anti-immigrés, profitant du fait que les partis traditionnels n’ont pas expliqué les avantages de l’investissement social pour tous.

Changer de paradigme

La conclusion du rapport est sans ambiguïté : il est temps de changer de cap. Les dirigeants soucieux de préserver la démocratie doivent cesser de présenter la protection sociale comme une charge ou une charité réservée aux « méritants ». Face à la menace autoritaire, la protection sociale doit être reconnue pour ce qu’elle est : un droit humain fondamental et un bien public générateur d’externalités positives pour l’ensemble de la société.

L’État-providence punitif a créé les conditions de sa propre contestation. Seul un État-providence émancipateur, fondé sur les droits et non sur la suspicion, peut constituer un rempart efficace contre la vague populiste qui menace les démocraties partout dans le monde.

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  1. Note explicative : L’indice de Gini est un indicateur statistique mesurant les inégalités de revenu au sein d’une population, sur une échelle de 0 (égalité parfaite) à 100 (inégalité maximale). Entre 2002 et 2016, une étude portant sur quatorze pays européens a documenté une évolution parallèle saisissante : le soutien aux partis populistes est passé de treize pour cent à plus de vingt pour cent de l’électorat, tandis que l’indice de Gini moyen des inégalités des revenus nets progressait de 45 à 49. Cette corrélation statistique quasi-parfaite révèle que chaque point d’augmentation des inégalités correspond mécaniquement à un point supplémentaire de soutien populiste.
    Le phénomène territorial amplifie cette dynamique. Les zones défavorisées par le déclin économique, la mondialisation ou la réduction des services publics (fermeture de bureaux de poste, de petites gares, absence de haut débit) développent ce que les chercheurs nomment un « ressentiment géographique ». En Italie, la restriction de l’accès aux services publics dans les communes de moins de cinq mille habitants en 2010 a directement accru le soutien à l’extrême droite dans ces territoires par rapport aux communes non concernées. En France, la montée du Front national entre 1995 et 2012 est ainsi corrélée à l’exposition à la concurrence des importations en provenance de pays à bas salaires. Les habitants de ces territoires « orphelins » se perçoivent comme abandonnés par des élites politiques déconnectées de leur réalité quotidienne, créant un terreau particulièrement fertile pour les discours anti-système de l’extrême droite. ↩︎