Quand la société civile devient l’ennemie

Des États-Unis à la Belgique, les associations et les ONG subissent une offensive politique coordonnée. Même vocabulaire, mêmes méthodes : la société civile est systématiquement présentée comme une menace pour justifier sa mise au pas.

Le meurtre du podcasteur conservateur Charlie Kirk en septembre 2025 aura suffi. Sans attendre l’identification d’un suspect, l’administration Trump et ses alliés ont immédiatement désigné un coupable : les organisations à but non lucratif progressistes. En quelques jours, le président classait « antifa » comme organisation terroriste majeure, le représentant républicain Chip Roy réclamait une commission d’enquête sur « l’assaut de la gauche radicale contre l’Amérique », et le sénateur Ted Cruz présentait un projet de loi visant à couper les financements des organisations soupçonnées de soutenir des manifestations violentes.

Cette offensive américaine n’a rien d’isolé. De l’autre côté de l’Atlantique, la Belgique et l’ensemble de l’Union européenne connaissent depuis 2025 une vague d’attaques contre la société civile d’une ampleur inédite. Le vocabulaire utilisé et les méthodes déployées révèlent une convergence troublante dans les stratégies de délégitimation du secteur associatif. 

Une offensive belge aux multiples facettes

L’offensive prend des formes diverses mais coordonnées. Au Parlement européen, des députés soutenus par l’extrême droite et certains conservateurs orchestrent une campagne de désinformation pour fabriquer artificiellement des scandales sur le financement public des ONG.

Au niveau fédéral belge, le gouvernement élabore un avant-projet de loi («projet Quintin») pour restreindre le droit d’association et renforcer le contrôle sur les organisations jugées « radicales ou dangereuses ».

L’Institut Fédéral pour la protection et la promotion des Droits Humains a rendu en septembre 2025 un avis défavorable cinglant sur cet avant-projet. L’IFDH dénonce un texte aux « termes et expressions insuffisamment définis » qui viole le principe de légalité, le droit à un procès équitable et la liberté d’association garantie par la Constitution. Le projet permettrait au ministre de l’Intérieur de proposer l’interdiction administrative d’organisations sur des critères aussi flous que « l’extrémisme », « le radicalisme » ou « l’infiltration clandestine » d’institutions démocratiques.

À propos du projet de loi « Quintin »:

— Arbitraire, parce qu’il donne au pouvoir politique la possibilité de faire taire des voix contestataires.

— Dangereux, parce que la définition est floue et menace toute forme d’action collective.

— Inutile, car la loi prévoit déjà des moyens pour interdire des groupes qui menacent réellement la démocratie.

Ligue des droits humains1

Les cibles sont claires : mouvements sociaux, syndicats, organisations de défense du climat. L’OCAM, l’organe antiterroriste belge, assure désormais un suivi d’organisations protestataires assimilées à des « groupes radicaux ». 

L’érosion du droit de manifester s’accompagne d’une augmentation des amendes administratives et d’obstacles réglementaires qui découragent la mobilisation citoyenne, particulièrement pour les petites associations. Les syndicats dénoncent une tentative de museler la contestation sociale et de fragiliser le droit de grève. Les ONG humanitaires critiquent la politique fédérale de « non-accueil » des demandeurs d’asile.

L’Éducation permanente en danger

La menace touche également un pilier démocratique belge souvent méconnu : l’Éducation permanente. En Fédération Wallonie-Bruxelles, ce dispositif législatif finance des organisations dont l’objectif explicite est de rendre le citoyen critique par rapport à la politique, de lui donner une capacité d’analyse du système. Cette logique d’émancipation citoyenne, inscrite dans le modèle démocratique belge depuis des décennies, est aujourd’hui frontalement remise en question (voir plus bas).

Bon nombre de ces organisations ne savent pas comment elles vont survivre et craignent énormément de voir leurs subsides disparaître. Le paradoxe est saisissant : certains partis remettent en question ce financement de l’esprit critique alors qu’ils ont été eux-mêmes financés pendant des années via leurs centres d’études. Le risque est grand de voir ces organisations, par crainte pour leur survie, diminuer la vigueur de leur critique face aux dérapages pourtant manifestes en matière de droits fondamentaux : refus de respecter les décisions judiciaires, prisons dans un état lamentable, expulsion des chômeurs.

L’autocensure devient un réflexe de survie quand l’État-financeur devient juge et partie. Les exigences de mesures d’impact — qu’on peut comprendre et qui sont justifiées — ont amené parfois certains à se concentrer uniquement sur leur travail de base et à laisser sur le côté les revendications ou les analyses plus politiques qui, pourtant, découlent normalement des situations sur lesquelles ils travaillent. 

C’est qu’en plus le gouvernement fédéral a décidé de diminuer le pourcentage de déduction de déductibilité des dons fait aux ONG lors de calcul de l’impôt. Les ONG estiment que cela pourrait diminuer de 20 à 30% les montants récoltés auprès de leurs donateurs chaque année. 

Convergence transatlantique des méthodes

Aux États-Unis, le ministère de la Justice prépare une enquête sur l’Open Society Foundations, le réseau philanthropique de George Soros qui finance des milliers d’organisations œuvrant pour les libertés civiles, dont l’ACLU et Amnesty International. L’accusation : faciliter et financer la violence politique. Des projets de loi visent à retirer le statut d’organisme à but non lucratif aux associations « soutenant le terrorisme ».

Le lexique employé des deux côtés de l’Atlantique est révélateur. « Antifa », terme flou désignant l’activisme antifasciste sans correspondre à aucune organisation structurée, devient une menace terroriste majeure. La « gauche radicale » est présentée comme un bloc monolithique orchestrant le chaos. Les « ONG qui fomentent la violence » forment un réseau obscur manipulant l’opinion. Cette rhétorique rappelle celle des gouvernements qui ont progressivement étouffé leurs sociétés civiles, de la Hongrie à la Russie.

Face à cette offensive, le secteur associatif essaye de se préparer. Aux États-Unis, les fondations constituent des fonds d’urgence et envisagent des délocalisations. Un cabinet d’avocats canadien a organisé un webinaire pour les associations américaines souhaitant déménager. En Belgique et en Europe, plus de 570 organisations ont publié des déclarations pour défendre l’indépendance du secteur associatif, tandis que des collectifs manifestent pour la défense du droit de …manifester.

Comme le souligne Brian Reich, stratège américain travaillant avec des organisations à but non lucratif, l’objectif des gouvernements n’est pas nécessairement de gagner devant les tribunaux, mais de détruire la réputation de ces structures. En attendant que les batailles judiciaires se résolvent, le mal sera fait : donateurs détournés, programmes réduits, autocensure installée.

Un enjeu démocratique fondamental

Lorsque de grandes démocraties occidentales empruntent simultanément la rhétorique et les méthodes des régimes autoritaires pour cibler les défenseurs des droits, elles légitiment ces pratiques à l’échelle mondiale. Elles envoient un signal aux autocrates : la répression de la société civile devient acceptable, y compris dans le monde libre.

Le risque n’est pas seulement la disparition de quelques associations, mais l’effondrement progressif de l’infrastructure démocratique qui permet aux citoyens d’abord de comprendre et ensuite de contester pacifiquement les décisions gouvernementales. La bataille qui s’annonce déterminera si les démocraties occidentales peuvent survivre à des gouvernements qui considèrent toute opposition légitime comme une menace existentielle.


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Qu’est-ce que l’Éducation Permanente?

L’éducation permanente, reconnue et financée par la Fédération Wallonie-Bruxelles, défend une vision d’émancipation individuelle et collective des citoyens, principalement adultes. Ancrée dans l’héritage de l’éducation populaire, elle vise à doter chacun des outils nécessaires pour être un acteur conscient, critique et engagé au sein de la société.

Au cœur de ce concept réside l’idée que l’apprentissage ne se limite pas à la formation initiale, mais se poursuit tout au long de la vie. Il ne s’agit pas seulement d’acquérir de nouvelles compétences professionnelles, mais surtout de développer une citoyenneté active et responsable.

Concrètement, la vision de l’éducation permanente, telle qu’encadrée par le décret de 2003, poursuit trois objectifs principaux pour les publics adultes :

  • Favoriser une prise de conscience et une connaissance critique des réalités de la société. Cela implique d’encourager l’analyse des enjeux sociaux, économiques, culturels et politiques.
  • Développer des capacités d’analyse, de choix, d’action et d’évaluation. L’objectif est de permettre aux individus de ne pas seulement comprendre le monde, mais aussi de pouvoir agir sur celui-ci de manière réfléchie.
  • Promouvoir des attitudes de responsabilité et de participation active à la vie collective. Il s’agit d’encourager l’implication dans la vie associative et les débats démocratiques.

Pour mettre en œuvre cette vision, la Fédération Wallonie-Bruxelles subventionne un large réseau d’associations qui proposent des actions variées telles que des formations, des animations, des campagnes de sensibilisation ou encore la production d’analyses critiques. Ce financement structurel permet de garantir la vitalité démocratique en soutenant des espaces de réflexion et d’action autonomes par rapport aux pouvoirs établis.


Sources principales

Article américain :

Auteur non spécifié. (2025, 2 octobre). L’administration Trump s’en prend aux associations. Elles se préparent. Wired. https://www.wired.com/

Document institutionnel belge :

Institut Fédéral pour la protection et la promotion des Droits Humains. (2025, 18 septembre). Avant-projet de loi relatif à l’interdiction administrative des personnes morales, des sociétés sans personnalité juridique, des associations ou groupements de fait constituant une menace grave et actuelle pour la sécurité nationale ou la pérennité de l’ordre démocratique et constitutionnel : Avis n° 2025/9. https://www.institutfederaldroitshumains.be

Sources secondaires citées

Miller, S. (2025, 29 avril). Discours à Warren, Michigan [Discours]. Maison Blanche.

Roy, C. (2025, 11 septembre). Lettre demandant la formation d’une commission spéciale sur l’argent, l’influence et le pouvoir derrière l’assaut de la gauche radicale contre l’Amérique. Chambre des représentants des États-Unis. https://roy.house.gov/media/press-releases/

Saul, B. (2025, 31 juillet). Rapport du Rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste (A/80/284). Nations Unies.

Sanger-Katz, M., & Weiland, N. (2025, 25 septembre). Justice Dept. plans potential inquiry into George Soros foundation. The New York Times.

Vance, J. D. (2025, 15 septembre). Déclaration sur la répression des organisations de gauche radicale. Politico. https://www.politico.com/news/2025/09/15/

Rapports et déclarations d’organisations

Open Society Foundations. (2025, septembre). Déclaration en réponse aux accusations concernant le financement d’activités violentes [Communiqué de presse].Romero, G. (2025, juillet). Menace existentielle pesant sur les droits à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, l’action collective et la solidarité humaine (A/80/219). Nations Unies.