Virginia Eubanks, professeure de sciences politiques à l’université d’Albany (NY), s’est imposée comme l’une des voix les plus percutantes dans l’analyse critique des technologies numériques au service de l’État social. Après son ouvrage remarqué « Automating Inequality » (2018), qui documentait comment les outils numériques déployés dans l’administration américaine perpétuent l’exclusion et la surveillance des populations défavorisées, elle poursuit aujourd’hui sa réflexion en explorant plus intimement l’organisation sociale du soin.
Dans une interview accordée à AOC le 3 mai 2025, Eubanks revient sur son parcours et ses projets en cours, tout en offrant une analyse lucide des transformations de l’État social à l’ère numérique. L’enjeu essentiel qu’elle identifie : comment porter secours aux personnes dans les moments les plus vulnérables de leur existence, à l’heure où les technologies numériques reconfigurent profondément notre rapport au soin et à l’aide sociale.
Au-delà de la « fracture numérique » : technologies et inégalités
Le parcours d’Eubanks est jalonné par une interrogation constante sur les implications politiques des technologies numériques. Dès les années 1990, alors militante pour l’accès aux droits dans un quartier populaire proche de Stanford, elle constate que la notion de « fracture numérique » ne suffit pas à saisir le lien profond entre technologies et inégalités.
« On conçoit souvent les technologies administratives comme de simples extensions de l’appareil bureaucratique de l’État, qui rendraient le travail plus rapide et plus efficace, alors que ce sont des technologies fondamentalement politiques », explique-t-elle.
Son enquête sur l’automatisation des systèmes d’aide sociale révèle que, contrairement aux idées reçues, ces systèmes ne sont pas apparus dans les années 1990 mais dès la fin des années 1960. Cette période coïncide précisément avec l’émergence d’un mouvement social massif pour l’accès aux droits, porté principalement par des femmes noires ou afro-américaines. Ce mouvement avait considérablement élargi l’accès aux allocations familiales, passant de 3,2 millions de bénéficiaires en 1961 à près de 10 millions en 1971.
« Le ‘problème’ à résoudre par l’automatisation n’était autre que celui de l’égalité », analyse Eubanks. « Ce ‘problème’, c’est que des personnes accédaient à leurs droits. »
La « digital poorhouse »
Eubanks a développé le concept de « digital poorhouse » (maison des pauvres numérique) pour décrire la version contemporaine et technologique du système historique de gestion des pauvres aux États-Unis. Un système qui, sous couvert d’objectivité technique, perpétue la distinction entre « pauvres méritants » et « pauvres indignes », tout en imposant un ensemble d’injonctions morales et de pratiques de surveillance.
« Les technologies informatiques offrent un vernis d’objectivité et de neutralité », poursuit Eubanks. « Elles camouflent les changements de politiques publiques en les désignant comme de simples améliorations technologiques du système informatique et leur confèrent une légitimité technique. »
Cette dynamique se manifeste à travers plusieurs scandales retentissants, comme l’affaire « robo-debt » en Australie, où un algorithme mal conçu a identifié 800 000 personnes qui auraient supposément perçu des aides indues, les contraignant à des remboursements souvent injustifiés. Une mobilisation massive s’est organisée sous le nom de « Not My Debt », permettant aux victimes d’obtenir gain de cause, mais non sans conséquences dramatiques : on estime que le programme aurait entraîné environ 2 000 décès, dont de nombreux suicides.
Des situations similaires ont été documentées aux États-Unis et aux Pays-Bas, témoignant d’un paradoxe troublant : des institutions censées protéger les plus vulnérables se transforment en machines à précariser.
Du care au data processing : transformation du travail social
Pour Eubanks, le changement le plus fondamental réside dans la conception même du travail social et de l’aide sociale : « On est passés d’un modèle basé, même si de manière imparfaite, sur le care (le soin, l’accompagnement, l’attention aux personnes) à un modèle de data processing (le traitement d’informations). »
Cette évolution se traduit par une redéfinition du métier d’assistant social, de moins en moins perçu comme un travail de relation humaine et de plus en plus comme une tâche administrative, un traitement automatisé de dossiers. Les nouveaux outils technologiques facilitent et accélèrent cette transformation.
Eubanks cite l’exemple révélateur de l’outil de profilage des familles du comté d’Allegheny, censé prédire par la modélisation quels enfants sont à risque d’abus ou de négligence. L’une de ses conceptrices défendait une vision purement technocratique de l’État, dont le seul rôle serait de « transmettre la bonne information au bon endroit et au bon moment, et de distribuer les ressources de manière efficace » – des fonctions que les ordinateurs pourraient accomplir plus rapidement et plus équitablement que les humains.
Des approches technologiques à visée disciplinaire
L’automatisation de l’aide sociale ne relève pas simplement d’une négligence institutionnalisée ou d’une quête d’efficacité, mais s’inscrit dans une vision disciplinaire et punitive de la pauvreté, particulièrement marquée aux États-Unis.
« L’idée n’est pas seulement de pousser les gens vers l’emploi, mais de s’assurer qu’ils restent dans un état d’insécurité permanent, constamment obligés de prouver leur valeur », analyse Eubanks. « C’est aussi un système qui utilise la bureaucratie comme une arme pour punir et pour épuiser les gens. »
Cette dimension punitive apparaît clairement dans l’histoire de Tim Pegues, un retraité américain contraint de rembourser quelques dollars par mois pour un supposé « trop-perçu ». Comme le souligne Eubanks, « si l’État cherchait uniquement à maximiser ses revenus, il ne dépenserait pas d’argent pour lui faire verser 5 dollars par mois. Ça ne couvre même pas les dépenses postales ! »
Vers des alternatives : réinventer les modèles de soin
Face à cette dégradation de l’État providence, quelles alternatives peuvent émerger ? Eubanks rappelle que, malgré la longue histoire d’exclusion et de contrôle qui caractérise la protection sociale américaine, des expériences émancipatrices ont existé, comme le Social Security Act de 1935 ou les conquêtes du mouvement des Mothers for Adequate Welfare dans les années 1970.
Aujourd’hui, certaines pistes prometteuses se dessinent du côté du mouvement féministe et du mouvement antivalidiste (disability justice movement), qui réfléchissent depuis longtemps aux modèles de soin et à la manière dont la prise en compte de la vulnérabilité définit le type de personnes que les mouvements politiques peuvent inclure et soutenir.
La pandémie avait fait naître l’idée que le soin est une infrastructure sociale et que, comme toute infrastructure, il nécessite un soutien public. Pour Eubanks, la gauche doit poursuivre ce travail et contribuer à faire reconnaître à l’État sa responsabilité en la matière : « On a besoin d’un État de soin fonctionnel et de réinventer les modèles institutionnels de soin. »
L’enjeu des années à venir : entre pillage des ressources et contrôle social
L’arrivée récente d’Elon Musk à la direction du Department of Government Efficiency (DOGE) a soulevé de nouvelles inquiétudes concernant l’avenir de l’État social américain. En quelques semaines, DOGE a licencié près de 30 000 membres du personnel des administrations et multiplié les annonces sensationnelles, comme l’usage de l’IA pour remplacer le personnel congédié.
Pour Eubanks, ni Musk ni l’administration Trump ne sont particulièrement innovants sur le plan technologique : « Ce sont simplement des aspirants oligarques, qui appliquent un modèle à la russe et font miroiter tout un ensemble de technologies pour ce faire. »
Néanmoins, les conséquences risquent d’être considérables. Dans les premières semaines de l’administration Trump, d’importants investissements dans l’IA ont été annoncés en parallèle de près de 1 000 milliards de dollars de coupes budgétaires dans les programmes d’aide alimentaire (SNAP) et Medicaid.
Eubanks identifie une double stratégie à l’œuvre : d’une part, « un effort très structuré pour discipliner les citoyens, en particulier ceux qui ne sont ni blancs, ni riches, et qui ne sont pas nés sur le sol national », et d’autre part, « une forme de pillage des ressources de l’État », comme en témoigne le démantèlement du National Forest Service ou celui du FEMA, l’Agence fédérale de gestion des situations d’urgence.
« Saper le fonctionnement et la confiance dans ces formes collectives de protection et de soin est une stratégie qui permet autant d’enrichir certains acteurs privés que de renforcer le contrôle social », conclut Eubanks.