L’indépendance judiciaire, rempart démocratique menacé

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Quand l’exécutif s’attaque aux fondements de l’État de droit

La récente lettre ouverte adressée à la Cour européenne des droits de l’Homme par le Premier ministre Bart De Wever, accompagné de huit autres dirigeants européens, constitue une attaque frontale contre l’un des piliers fondamentaux de nos démocraties : l’indépendance du pouvoir judiciaire. Cette démarche, sous prétexte de réclamer plus de « marge de manœuvre nationale » en matière d’expulsion de migrants criminels, révèle en réalité une conception dangereuse des équilibres démocratiques qui devrait nous alarmer.

Ce texte a été publié sous un format plus court dans La Libre du 30/5/2025

La séparation des pouvoirs : un acquis démocratique non négociable

Depuis Montesquieu, nos démocraties reposent sur un principe intangible : la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu (1689-1755), théorisait dans « L’Esprit des lois » (1748) cette répartition du pouvoir à une époque où l’Europe vivait sous des monarchies absolues. Face aux abus du pouvoir concentré, il formulait un principe révolutionnaire : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. »

Cette architecture n’est pas un caprice de théoriciens, mais le fruit d’une longue évolution historique qui a permis d’éviter la concentration du pouvoir et l’arbitraire. Montesquieu identifiait trois fonctions essentielles : le pouvoir législatif qui fait les lois (nos parlements), le pouvoir exécutif qui les applique (nos gouvernements), et le pouvoir judiciaire qui les interprète et rend la justice (nos tribunaux). L’exécutif met en œuvre les programmes validés par les urnes, le législatif vote les lois qui encadrent l’action publique, et le judiciaire veille à leur application dans le respect des droits fondamentaux.

Cette répartition n’est pas seulement technique : elle est éthique. Elle garantit que nul ne soit juge et partie, que les décisions de justice échappent aux calculs politiques du moment et que les droits de chacun soient protégés face aux éventuels excès du pouvoir. Quand l’exécutif prétend dicter au judiciaire la manière d’interpréter le droit, nous franchissons une ligne rouge qui nous rapproche inexorablement du régime illibéral.

La Cour européenne des droits de l’Homme : un garde-fou, pas un obstacle

La CEDH n’est pas un organe extérieur imposé aux États européens. Elle est le fruit d’un choix souverain de nos démocraties qui, traumatisées par les dérives du XXe siècle, ont décidé de confier à une juridiction supranationale le soin de veiller au respect des droits fondamentaux. Cette délégation de souveraineté n’est pas une abdication, mais au contraire l’expression la plus aboutie de la maturité démocratique européenne.

Contrairement aux accusations portées dans la lettre des neuf dirigeants, la Cour n’empêche nullement les États de protéger la sécurité de leur population. Elle leur impose même cette obligation. Comme le rappellent justement les institutions belges des droits humains, « la Cour n’empêche aucunement les États de prendre des mesures pour protéger la sécurité des personnes. Elle leur impose même de le faire. » La Cour n’interdit pas non plus l’expulsion de criminels étrangers, mais elle interdit seulement d’expulser une personne vers un pays où elle risquerait la torture ou des traitements inhumains.

Lorsque la Cour empêche l’expulsion d’un migrant vers un pays où sa vie serait en danger, elle ne fait qu’appliquer le principe de non-refoulement inscrit dans la Convention européenne des droits de l’Homme. Principe que nos États ont librement signé et ratifié. Remettre en cause cette jurisprudence au motif qu’elle « limiterait » l’action des gouvernements revient à vouloir s’affranchir de ses propres engagements dès lors qu’ils deviennent contraignants.

L’instrumentalisation de la migration : un piège démocratique

La lettre des neuf dirigeants utilise habilement l’émotion légitime suscitée par certains crimes commis par des étrangers en situation irrégulière. Qui ne serait indigné par ces actes ? Qui ne comprendrait la colère des victimes et de leurs proches ? Mais transformer cette émotion en remise en cause des garde-fous juridiques constitue une manipulation dangereuse de l’opinion publique.

L’hypocrisie de cette démarche apparaît d’autant plus criante quand on examine le comportement de ces mêmes dirigeants face à leurs propres tribunaux nationaux. L’État belge, par exemple, cumule plus de 9000 condamnations judiciaires non respectées ces dix dernières années. En matière d’asile précisément, il a été condamné à de multiples reprises par ses propres tribunaux pour violation des droits des demandeurs d’asile, s’attirant des astreintes de 5000 euros par jour pour non-respect de ses obligations légales. La Cour européenne des droits de l’Homme a même dû constater une « carence systémique des autorités belges d’exécuter les décisions de justice définitives » dans ce domaine.

Cette désinvolture envers les obligations juridiques trouve son illustration la plus frappante dans les déclarations récentes de De Wever concernant Netanyahu. Interrogé sur le mandat d’arrêt émis par la Cour pénale internationale contre le Premier ministre israélien, il a déclaré : « Je pense que nous ne le ferions pas non plus pour être très honnête… Il y a aussi la realpolitik. » Cette position contredit directement les obligations de la Belgique qui, ayant ratifié le Statut de Rome, est « juridiquement obligée d’exécuter les requêtes en vue d’arrêter et de transférer » les personnes visées par la CPI.

Cette réalité n’a d’ailleurs pas échappé aux institutions belges de défense des droits humains. Dans une réaction cinglante du 27 mai 2025, six organismes officiels – dont l’Institut fédéral des droits humains, Myria et Unia – ont dénoncé « une tendance croissante des autorités à ne pas exécuter ou à remettre en cause des décisions judiciaires nationales et internationales », soulignant que « de nombreuses décisions de la Cour européenne des droits de l’homme ne sont pas pleinement exécutées ou le sont avec un retard important ». Ils appellent explicitement les autorités belges à « faire preuve de cohérence » et à « réaffirmer clairement leur attachement à l’État de droit ».

Le ministre des Affaires étrangères Maxime Prévot a beau tenter de minimiser la portée de cette lettre en affirmant qu’elle ne vise qu’un « groupe limité de personnes au pedigree peu enviable » et qu’elle a été « concertée avec tous les partis du gouvernement », cette défense ne change rien au fond du problème. Qu’une démarche soit soutenue par plusieurs personnalités politiques, fût-ce même par le Pape en personne, ne lui confère aucune validité démocratique si son contenu attaque les fondements de l’État de droit. L’autorité de ceux qui signent ne peut jamais compenser la fragilité des arguments avancés.

Comment dès lors prendre au sérieux des dirigeants qui, après avoir bafoué systématiquement les décisions de leurs propres juges, prétendent aujourd’hui que ce sont les juges européens qui posent problème ? Cette incohérence révèle la véritable nature de leur démarche : il ne s’agit pas de défendre l’État de droit, mais de s’affranchir de toute contrainte juridique, qu’elle soit nationale ou européenne.

Car derrière l’apparente logique sécuritaire se cache une logique bien plus pernicieuse : celle qui consiste à considérer que certaines catégories de personnes – ici, les migrants criminels – peuvent être privées des garanties procédurales les plus élémentaires. Cette logique de l’exception, une fois admise, ne connaît plus de limites. Aujourd’hui les migrants, demain qui d’autre ?

Les précédents historiques nous alertent

L’histoire européenne du XXe siècle nous enseigne que l’affaiblissement du pouvoir judiciaire constitue invariablement le prélude à la dérive autoritaire. Les régimes illibéraux contemporains, de la Hongrie à la Pologne en passant par la Turquie, ont tous commencé par s’attaquer à l’indépendance de leurs juges avant de remettre en cause l’ensemble des contre-pouvoirs démocratiques.

La stratégie est toujours la même : présenter les juges comme des obstacles à la « volonté populaire », les accuser de technicisme ou d’éloignement du peuple, puis progressivement les soumettre aux impératifs politiques du moment. Le discours sur la nécessité de « reprendre le contrôle » face aux « juges non élus » participe de cette rhétorique délétère qui mine les fondements de l’État de droit.

Réaffirmer nos valeurs démocratiques

Face à cette offensive, nous devons réaffirmer avec force que l’indépendance judiciaire n’est pas négociable. Elle ne constitue pas un luxe de temps de paix, mais au contraire notre meilleure protection dans les moments de tension. C’est précisément quand la pression populaire est forte, quand l’émotion domine le débat public, que nous avons le plus besoin de juges indépendants pour nous rappeler nos obligations constitutionnelles et conventionnelles.

Cela ne signifie pas que le droit est immuable ou que toute évolution est impossible. Mais cette évolution doit emprunter les voies démocratiques légitimes : le débat parlementaire, la révision constitutionnelle, la renégociation des traités. Pas la pression politique exercée sur les juges ou la remise en cause de leurs décisions au nom de l’opportunité politique.

Conclusion : choisir notre camp

Aujourd’hui, nous devons choisir notre camp. D’un côté, ceux qui, au nom de l’efficacité sécuritaire ou de la souveraineté nationale, sont prêts à sacrifier les équilibres démocratiques sur l’autel de la popularité. De l’autre, ceux qui considèrent que nos libertés et nos droits valent plus que les dividendes électoraux du court terme.

Le Premier ministre De Wever et ses cosignataires nous proposent de troquer nos garanties juridiques contre l’illusion d’une sécurité absolue. C’est un marché de dupes que nos démocraties ne peuvent accepter sans se renier. Comme le rappellent avec force les institutions belges des droits humains : « Il n’y a pas d’opposition entre sécurité et droits humains… La sécurité des personnes doit être garantie en respectant les droits humains. » Les droits fondamentaux, y compris l’interdiction absolue de la torture, ne se méritent pas et ne sont jamais conditionnels.

Dans un contexte international où les droits fondamentaux sont de plus en plus remis en cause, nous avons plus que jamais besoin de ces garde-fous juridiques. Car une société qui renonce à ses juges indépendants ne gagne pas en sécurité : elle perd son âme démocratique. Il y a 75 ans, la Belgique était à l’origine de la Convention européenne des droits de l’Homme. Il serait tragique qu’elle contribue aujourd’hui à son affaiblissement.