Interview de Jean Drèze, économiste indien. Bien que l’Inde connaisse une croissance économique rapide, celle-ci ne profite pas à tous, notamment aux pauvres dont les salaires réels n’ont pas augmenté depuis dix ans. La démocratie en Inde est en déclin, avec des restrictions croissantes sur les libertés civiles et une emprise accrue du gouvernement central sur les institutions démocratiques.
Qui est Jean Drèze?
Jean Drèze (né le 22 janvier 1959) est un économiste du bien-être, un chercheur en sciences sociales et un activiste indien né en Belgique. Il a travaillé sur plusieurs questions de développement auxquelles l’Inde est confrontée, telles que le bien-être social, la pauvreté et l’inégalité entre les sexes. Parmi ses coauteurs figurent le lauréat du prix Nobel d’économie Amartya Sen, avec qui il a écrit sur la famine, Nicholas Stern, avec qui il a écrit sur la réforme des politiques lorsque les prix du marché sont faussés, et le lauréat du prix Nobel d’économie Angus Deaton. Il a été membre du Conseil consultatif national de l’Inde au cours des deux mandats du gouvernement UPA, mais seulement pendant un an pour le premier et deux pour le second.
Nous avons interrogé Jean Drèze sur la situation en Inde, et plus précisément sur la pauvreté. Retranscription de la vidéo.
Résumé
• La croissance économique en Inde: Bien que l’Inde connaisse une croissance économique rapide, celle-ci ne profite pas à tous, notamment aux pauvres dont les salaires réels n’ont pas augmenté depuis dix ans.
• Disparités sociales: La classe moyenne supérieure bénéficie de la croissance économique, tandis que la majorité défavorisée ne voit que peu de progrès en termes de revenus.
• État de la démocratie: La démocratie en Inde est en déclin, avec des restrictions croissantes sur les libertés civiles et une emprise accrue du gouvernement central sur les institutions démocratiques.
• Programmes sociaux sous l’UPA: Sous le gouvernement UPA, plusieurs programmes sociaux importants ont été mis en place, notamment dans les domaines de l’alimentation, de la santé et de l’éducation.
• Érosion des programmes sociaux sous Modi: Depuis l’arrivée au pouvoir de Modi, plusieurs programmes sociaux ont été affaiblis, malgré quelques nouvelles initiatives comme la construction de toilettes et la fourniture de gaz de cuisine.
• Rôle des mouvements sociaux: Les mouvements sociaux et les ONG, autrefois moteurs des progrès sociaux, sont aujourd’hui affaiblis par les restrictions et le climat de peur instauré par le gouvernement actuel.
• Initiatives au niveau des États: Certains États continuent de progresser en matière de sécurité sociale, avec des programmes comme les transferts d’argent pour les femmes et l’extension de la garantie de l’emploi aux zones urbaines.
• Force du BJP: Le BJP bénéficie de ressources financières importantes, d’une organisation solide et de la popularité de Modi, ce qui lui permet de maintenir son influence malgré les critiques.
• Rôle international de l’Inde: L’Inde adopte une approche opportuniste sur la scène internationale, cherchant principalement ses propres intérêts sans prendre de positions de principe.
• Approche cynique sur les négociations climatiques: En matière de négociations climatiques, l’Inde évite tout engagement sérieux pour continuer à exploiter ses ressources, adoptant une approche qualifiée de cynique.
— Aujourd’hui, l’Inde est considérée comme un pays à forte croissance, et en effet sa croissance économique est très élevée. Mais cette croissance profite-t-elle à tous ? Et les programmes de lutte contre la pauvreté mis en place il y a plusieurs années ont-ils vraiment un effet ? Et sont-ils encore respectés aujourd’hui ?
— L’Inde connaît une croissance que jalousent de nombreux pays aujourd’hui…
L’Inde est un pays très vaste et très diversifié. C’est presque un monde en soi. Ainsi, lorsque vous parlez de ce qui se passe en Inde, vous devez préciser de qui vous parlez, car la vie est très différente pour les différents groupes de personnes.
Une partie de la société indienne se porte très bien. Ce que l’on appelle la classe moyenne, qui est en fait la classe supérieure, les privilégiés qui sont maintenant bien intégrés dans l’économie mondiale et qui profitent de la plupart des avantages d’une croissance économique élevée. Pour la majorité défavorisée, la situation est bien différente. Bien sûr, l’économie se porte toujours très bien en termes globaux, la croissance du PIB par habitant reste l’une des plus élevées au monde.
L’inégal partage des fruits de la croissance
Mais le plus important, c’est ce qui se passe au niveau revenus des pauvres, et à cet égard, il n’y a pas beaucoup de progrès. Si vous regardez par exemple la croissance des salaires réels, qui est l’un des indicateurs macroéconomiques les plus importants à mon avis, il n’y a pratiquement pas eu d’augmentation au cours des dix dernières années. C’est tout à fait extraordinaire. Je veux dire par là que je ne connais aucun autre pays qui ait connu une croissance aussi rapide pendant dix ans sans que les salaires réels n’augmentent.
Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de recul de la pauvreté, car les gens peuvent toujours mieux gagner leur vie en s’orientant vers les professions les mieux rémunérées, de sorte qu’il existe encore des preuves d’un recul continu de la pauvreté. Mais le rythme du recul de la pauvreté est très lent.
C’est donc un aspect de la question. L’autre aspect est que le climat politique en Inde est devenu très désagréable. Nous assistons à un sérieux recul, voire à un effondrement, de la démocratie. Bien sûr, l’Inde n’a jamais été un modèle de démocratie. Je pense qu’elle en présente certains éléments importants, comme un système électoral raisonnablement crédible dans l’ensemble – en tout cas dans une perspective internationale. Il est loin d’être parfait bien sûr, dominé par l’argent, avec beaucoup de corruption et tout le reste, mais au moins les gens ont le droit de vote et cela compte à certains égards. En outre, les libertés civiles sont ou ont été respectées, et l’Inde disposait autrefois de médias dynamiques.
Toutes ces choses sont donc importantes. Mais si l’on considère la démocratie comme la capacité des gens à participer à la gouvernance et à avoir leur mot à dire sur les politiques publiques, je pense qu’à cet égard, non seulement récemment mais même avant, l’Inde est loin d’être une démocratie. Mon ami Ramachandra Guha, un historien bien connu, décrit parfois la démocratie indienne comme une démocratie 50-50 dans le sens où, vous savez, nous avons accompli quelque chose et nous devons essayer d’en accomplir davantage. C’est comme un verre à moitié plein et à moitié vide. Je pense qu’il serait plus juste de parler d’une démocratie 80-20 ou peut-être même 90-10, dans le sens où la démocratie indienne fonctionne plutôt bien pour une minorité privilégiée. Si vous êtes bien éduqué, que vous appartenez à une caste supérieure, que vous faites partie de la classe moyenne ou de ce qu’on appelle la classe moyenne, vous pouvez en fait jouir d’un grand nombre de libertés démocratiques. Vous pouvez facilement interagir avec les dirigeants politiques. Peut-être pouvez-vous même vous présenter aux élections. Vous pouvez contribuer aux médias. Vous pouvez utiliser le système juridique pour défendre vos droits, et bien d’autres choses encore. Mais pour la grande majorité des gens, ces institutions sont inaccessibles. La seule chose qu’ils ont, comme je l’ai mentionné plus tôt, c’est leur vote, qui est quelque chose, bien mieux que rien, mais pas grand-chose.
Le déclin démocratique sous Modi
Je pense donc que la démocratie indienne est confrontée à deux problèmes. Il y a les limitations chroniques, liées en particulier aux énormes inégalités économiques et sociales qui maintiennent cette majorité défavorisée à l’écart des institutions démocratiques. Ce problème n’est pas nouveau. Et puis il y a le problème plus récent des restrictions du peu de liberté qui existait auparavant, sous le gouvernement actuel de Modi : restrictions de la liberté d’expression, restrictions de la liberté d’association, contrôle des médias, réduction de la séparation des pouvoirs, fondamentalement toutes les institutions démocratiques étant soit sapées soit passant sous le contrôle du gouvernement central et en particulier du bureau du Premier ministre. On peut aussi mentionner aussi l’utilisation abusive de toutes sortes de lois répressives comme l’UAPA (Unlawful Activities Prevention Act), et le climat d’hostilité croissante envers les minorités, en particulier les musulmans — dans une certaine mesure les chrétiens aussi — mais surtout les musulmans bien sûr. Tout cela constitue une évolution très sombre de la société indienne. Dans l’ensemble, je ne dirais donc pas que la situation est très heureuse, malgré un certain développement économique, du moins en termes de PIB global.
L’héritage social de l’ère Sonia Gandhi et l’UPA
— Un grand nombre de mesures importantes ont été adoptées durant le « règne » de Sonia Ghandi, concernant la lutte contre la pauvreté dans les zones rurales, la question du droit à l’alimentation et la campagne pour de meilleures instructions, permettant aux enfants d’aller à l’école,…. Où en est-on maintenant ?
— Je ne pense pas qu’il soit correct de l’appeler le règne de Sonia Ghandi, mais l’UPA, l’Alliance Progressiste Unie , dont elle était bien sûr la coordinatrice.
Sous le gouvernement UPA, les politiques économiques n’étaient pas si différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui. Les deux gouvernements sont fondamentalement favorables aux entreprises, probablement plus aujourd’hui que sous le gouvernement UPA. Mais les politiques économiques de base ne sont pas très différentes.
Il y a une grande différence en termes d’engagement en faveur des libertés civiles et de la démocratie, comme je l’ai déjà expliqué précédemment. Mais je pense qu’il y a aussi une différence importante en termes de politique sociale. Au cours des dix années qui ont précédé l’arrivée au pouvoir de Modi en 2014, il y a eu une sorte de bond en avant dans la mise en place des fondements d’un système de sécurité sociale en Inde. Et c’était vraiment quelque chose de très nouveau, car il y a 25 ans, il n’y avait pratiquement rien en matière de sécurité sociale en Inde.
Les cinq piliers de la sécurité sociale indienne
Il ne faut pas oublier que la grande majorité de la main-d’œuvre, environ 90 %, travaille dans le secteur informel, où il existe très peu de mesures de sécurité sociale. Il n’y a pas d’allocations de chômage, pas de pensions, pas d’allocations de maternité, etc. Aujourd’hui, nous avons assisté à l’émergence de quelque chose comme les fondations d’un système de sécurité sociale, avec principalement cinq piliers. Tout d’abord, la loi sur la garantie de l’emploi dans les zones rurales, qui a constitué une véritable percée en 2005. Ensuite, les programmes de nutrition pour les enfants, en particulier les repas scolaires et les crèches, qui sont devenus un droit universel en 2006. Troisièmement, les pensions pour les personnes âgées, les personnes handicapées et les veuves. Quatrièmement, les rations alimentaires subventionnées pour les deux tiers de la population, qui ont été introduites par la loi sur la sécurité alimentaire nationale en 2013. Et cinquièmement, les allocations de maternité pour les femmes enceintes. Ces mesures couvrent donc l’essentiel des grandes priorités. Bien sûr, les prestations sont très faibles, mais il est possible de les étendre au fil du temps. L’important est de disposer d’une base sur laquelle on peut s’appuyer.
Je pense donc qu’il s’agit là d’une évolution importante de la politique sociale indienne. Il y a également eu des initiatives importantes dans les domaines de la santé et de l’éducation, comme la loi sur le droit à l’éducation en 2009, et la mission nationale de santé rurale, qui a ensuite été étendue aux zones urbaines, marquant ainsi une sorte de rupture avec des décennies de négligence totale du secteur de la santé. Je pense donc que tous ces éléments étaient importants et qu’ils ont contribué à accélérer l’amélioration du niveau de vie au cours de cette période.
Pour en revenir à la question des salaires réels, il s’agissait d’une période de croissance assez rapide, en fait sans précédent, de ces salaires jusqu’en 2014. Je pense donc que si l’Inde avait poursuivi cet effort au cours des dix dernières années et consolidé ces programmes, elle serait aujourd’hui non pas un modèle mais certainement une sorte de pionnière dans le domaine de la sécurité sociale. Elle aurait vraiment mis en place des éléments très sérieux de sécurité sociale et on aurait pu en tirer des leçons importantes pour d’autres pays pauvres.
Le démantèlement des acquis sociaux sous Modi
Malheureusement, sous Modi, tous ces programmes ont été sapés d’une manière ou d’une autre. Par exemple, dans le cas des allocations de maternité, le gouvernement n’a pas pris la peine d’appliquer la loi, il a simplement mis en place un régime de second ordre avec des allocations restreintes et en limitant également les droits au premier enfant de chaque famille au lieu de tous les enfants comme la loi l’exige.
En ce qui concerne la loi sur la garantie de l’emploi rural, les salaires reels ont cesse d’augmenter, de sorte qu’au fil du temps, et surtout lorsque cela est combiné avec d’énormes retards dans le paiement des salaires et parfois d’autres problèmes de paiement, parfois les gens ne sont même pas payés du tout, cela a conduit à un énorme découragement des travailleurs, une énorme perte d’intérêt pour la garantie de l’emploi rural. Ainsi, d’une manière ou d’une autre, tous ces piliers, qui sont d’ailleurs tous fondés sur des droits, des droits légaux, à l’exception partielle des pensions toutes ces mesures ont été sapées d’une manière ou d’une autre. Pour être juste, il y a eu quelques nouvelles initiatives de la part du gouvernement Modi. Par exemple, le programme de construction de toilettes et de fourniture d’installations sanitaires a été largement étendu, de même que la fourniture de gaz de cuisine subventionné et, plus récemment, d’eau potable. Il y a donc eu de nouvelles initiatives, mais à très court terme et visant essentiellement à promouvoir l’image du Premier ministre, parce qu’il s’agit de programmes qui portent son nom. Il ne s’agit donc pas de nier qu’ils peuvent avoir une certaine valeur, mais je pense que la tâche plus importante à long terme, qui consiste à construire un système de sécurité sociale durable a connu un grand recul, je pense, au cours des dix dernières années.
L’affaiblissement des mouvements sociaux et des ONG
— Dans le passé, pour autant que je me souvienne, ces améliorations étaient portées par un mouvement social fort. De nombreuses associations travaillaient sur ces questions. Sont-elles toujours là ?
— Elles existent, mais je pense qu’elles se sont essoufflées. D’abord, il n’y a pas que les associations, je dirais que ce sont les luttes démocratiques, y compris les mouvements sociaux, y compris parfois les partis politiques, la compétition électorale, qui comptent pour obtenir certains de ces gains, parfois même la Cour suprême. Je veux dire par exemple que la loi sur les repas scolaires a été mise en place à l’origine par une ordonnance de la Cour suprême. Il s’agit donc essentiellement de l’effet conjoint de ces efforts démocratiques, y compris, et c’est très important, des mouvements sociaux. Au cours des dix dernières années, ces mouvements ont reculé, en partie à cause du climat de peur créé par le gouvernement Modi. Les gens sont donc réticents à s’exposer, à sortir dans la rue, à critiquer le gouvernement.
Et aussi, bien sûr, parce qu’il est plus difficile aujourd’hui d’obtenir des gains, parce que le gouvernement central n’est pas vraiment intéressé par ces mesures fondées sur les droits. Il est plus facile de se mobiliser collectivement lorsqu’on a le sentiment de pouvoir obtenir quelque chose, évidemment, ou lorsqu’on obtient des résultats.
Également parce qu’il y a une crise dans tout le secteur des ONG, qui avaient soutenu ces mouvements de diverses manières, à cause des restrictions sur le financement et en particulier sur tout type de contribution étrangère. De nombreuses organisations ont été dissoutes d’une manière ou d’une autre, ou ont été privées de leurs sources de financement, et cela a une sorte d’effet en cascade sur les mouvements sociaux. Je pense donc qu’ils sont toujours là, mais qu’ils sont plus engagés dans la défense de ce qui a été obtenu précédemment que dans l’avancement des choses. Bien qu’au niveau des États, il y ait encore des possibilités de faire avancer les choses.
Les avancées sociales au niveau des États
Il y a donc encore des États où il y a de l’espace. Le gouvernement du Jharkhand, où je vis, a récemment introduit un vaste programme de transferts d’argent pour les femmes, qui est très populaire et semble en fait avoir aidé le gouvernement, qui n’est pas un autre gouvernement du BJP, un gouvernement d’opposition, à revenir au pouvoir cette année. Il s’agit donc d’un nouveau développement qui pourrait ajouter une nouvelle dimension importante au système de sécurité sociale, car il s’agit de quelque chose qui peut aider les personnes qui sont passées à travers les mailles du filet de ces programmes de sécurité sociale, d’autres programmes et lois.
Au Rajasthan, il y a eu récemment une extension de la garantie de l’emploi aux zones urbaines et, pour la première fois, une loi sur les pensions de sécurité sociale. Il y a donc encore des avancées au niveau des États et il faut espérer que le gouvernement BJP ne sera pas là pour toujours. Ce n’est donc pas comme si les choses allaient régresser à partir de maintenant. Mais c’est une sorte de phase défensive pour le moment.
La force politique du BJP : les clés de son succès
— Comment expliquer la force du BJP ? Je veux dire malgré que des mesures aient été prises même de manière informelle ou non visible contre ces gains obtenus dans le passé ? Comment peut-on expliquer que l’idéologie soit si forte ?
— Et bien, le BJP a beaucoup d’avantages. Il dispose d’une énorme quantité d’argent, je veux dire, beaucoup plus que n’importe quel autre parti, y compris le Congrès, qui est le principal parti d’opposition. Il dispose d’une énorme machinerie organisationnelle parce qu’il s’agit d’une sorte d’auxiliaire du RSS, le Rashtriya Swayamsevak Sangh, qui est le porte-flambeau du nationalisme hindou en Inde. Il s’agit d’une organisation très importante qui existe depuis 100 ans. Elle va d’ailleurs fêter son centième anniversaire cette année. Elle fournit donc un vaste réseau de personnes qui peuvent aider le BJP pendant les élections.
Et il y a Modi, qui est, je pense, une personne peu inspirante de mon point de vue, mais qui est un très bon orateur et qui est très doué pour les spectacles. Il adore les spectacles. Il est donc très doué pour impressionner les gens et, par exemple, pour faire passer des initiatives mineures pour d’immenses réalisations. Pour ne citer qu’un exemple, lorsqu’il a mis en place le régime national d’assurance maladie appelé Ayushman Bharat, il a déclaré qu’il s’agissait du plus grand programme de santé au monde et ils l’ont présenté comme une initiative de grande envergure. En réalité, il s’agissait d’un véritable canular. Je veux dire que le budget du programme est minuscule. Il est de l’ordre de 6 000 crores de roupies. C’est donc une goutte d’eau dans l’océan. Mais la couverture est très large, parce qu’il s’agit de 500 millions de personnes, car l’Inde est un grand pays. C’est ce qui leur a permis de faire croire qu’il s’agissait du plus grand programme de santé au monde, alors qu’il s’agit en fait d’un tout petit programme. Il est donc très doué pour donner l’impression de grandes réalisations.
Et bien sûr, le BJP a également une grande emprise sur les médias, qu’il s’agisse des médias grand public ou des médias sociaux. C’est extrêmement important. Je veux dire que l’ensemble des médias, du moins les médias grand public, sont dans la poche du gouvernement central et de Modi en particulier. Il y a donc un flux ininterrompu de propagande pro-BJP et je pense que les gens tombent dans le panneau jusqu’à un certain point.
Malgré tout, les élections législatives de cette année ont été un véritable revers pour le BJP. Ils ont réussi à s’en sortir et à revenir au pouvoir, mais avec une majorité très réduite. Personne ne s’attendait à cela il y a un an. Il y a donc un certain mécontentement. Et bien sûr, c’est aussi en partie parce que les partis d’opposition se sont unis et ont réussi à présenter un front uni. Mais cela signifie que malgré tous ces énormes avantages, le BJP n’est pas invincible.
Je ne pense pas qu’un parti soit invincible dans une démocratie électorale qui fonctionne. Tôt ou tard, ils disparaîtront. Mais ce qui ne partira pas si facilement, c’est l’ensemble du nationalisme hindou.
La position de l’Inde sur la scène internationale
— Quel est le rôle de l’Inde au niveau international. Nous avons l’impression que l’Inde n’est pas très impliquée dans les affaires internationales. Est-ce le cas ?
— L’Inde n’est pas encore une grande puissance, malgré son poids dans l’économie internationale. Elle veut, bien sûr, devenir une superpuissance, ou plutôt l’élite indienne voudrait devenir une superpuissance, mais je ne pense pas qu’elle ait beaucoup d’influence jusqu’à présent. Le gouvernement indien a actuellement une approche cynique de l’économie et de la politique internationales. En gros, il cherche son intérêt et n’a pas vraiment de position de principe sur quoi que ce soit.
Par exemple, sur la question de l’Ukraine, elle a essayé de jouer sur les deux tableaux, en achetant du pétrole bon marché à la Russie et en en tirant beaucoup d’argent, tout en essayant de maintenir de bonnes relations avec l’Ukraine. Sur la question de Gaza, c’est encore pire. Il s’agit en fait de soutenir Israël parce qu’Israël est bien sûr le camp le plus puissant. Les Palestiniens n’ont rien à offrir et c’est pourquoi le gouvernement indien subventionne des joint-ventures entre des entreprises israéliennes et indiennes, y compris dans le domaine de la défense. Il envoie des travailleurs indiens en Israël pour remplacer les travailleurs palestiniens.
Il s’est abstenu à de nombreuses reprises de voter des résolutions de l’ONU visant Israël, et il a réprimé des manifestations en Inde contre les crimes d’Israël à Gaza. Il s’agit donc d’une approche très opportuniste…
Il en va de même pour les négociations sur le climat, je pense qu’il s’agit essentiellement d’éviter tout engagement sérieux et de tout remettre à plus tard afin de pouvoir continuer à exploiter au maximum le charbon et d’autres combustibles, c’est tout. Ce qu’on appelle une approche «réaliste».
— Vous diriez cynique ?
— Je dirais cynique.
Propos recueillis par Philippe Hensmans, janvier 2025