Selon une étude approfondie de la Brookings Institution, l’intelligence artificielle générative est sur le point de transformer radicalement le monde du travail, avec des impacts majeurs sur de nombreux secteurs d’activité et catégories de travailleurs. Cette analyse détaillée révèle les enjeux et les défis à venir, dans un contexte où la rapidité du développement technologique contraste avec la lenteur des réponses institutionnelles.
Une technologie disruptive aux impacts sans précédent
L’IA générative, popularisée par ChatGPT fin 2022, représente une rupture technologique majeure par rapport aux précédentes vagues d’automatisation. Contrairement aux technologies antérieures qui touchaient principalement les tâches routinières et le travail manuel, l’IA générative cible les tâches cognitives et non routinières, notamment dans les professions qualifiées et bien rémunérées. Ses capacités sont multiples, allant de la génération de texte à la création de code, d’images, de vidéos et de contenus divers. Elle se distingue par sa facilité de déploiement via les navigateurs web et applications existantes. ChatGPT est d’ailleurs devenu la plateforme technologique à la diffusion la plus rapide de l’histoire, atteignant un milliard de visites mensuelles en seulement quatre mois. Cette rapidité de diffusion pose des questions cruciales sur notre capacité collective à anticiper et gérer ses impacts.
Des impacts massifs sur l’emploi
L’étude révèle que plus de 30% des travailleurs pourraient voir au moins 50% de leurs tâches perturbées par l’IA générative, tandis que 85% des travailleurs pourraient voir au moins 10% de leurs tâches impactées. Les secteurs les plus exposés sont l’informatique et les mathématiques, le support administratif et de bureau, les opérations commerciales et financières, l’architecture et l’ingénierie, ainsi que le secteur juridique. Cette transformation pourrait s’opérer bien plus rapidement que les précédentes révolutions technologiques, notamment en raison de la facilité de déploiement des solutions d’IA générative et de la pression concurrentielle poussant les entreprises à les adopter rapidement.
Les femmes particulièrement touchées
Contrairement aux idées reçues, ce sont les femmes qui font face à la plus forte exposition à l’IA générative. 36% des travailleuses occupent des postes où l’IA pourrait réduire de 50% le temps nécessaire à l’exécution des tâches, contre 25% pour les hommes. Cette situation s’explique par la surreprésentation des femmes dans les emplois administratifs qualifiés, les postes de support nécessitant un diplôme universitaire et les rôles administratifs de niveau intermédiaire. Cette réalité soulève des questions importantes sur les risques d’aggravation des inégalités de genre sur le marché du travail, d’autant plus que ces emplois ont historiquement constitué une voie d’accès importante à la classe moyenne pour les femmes.
Alors que les grandes entreprises technologiques telles que Google, Meta et Microsoft investissent massivement dans le développement de l’IA, la plupart des autres organisations – qu’elles soient commerciales, gouvernementales ou du secteur à but non lucratif – se concentreront sur l’utilisation de ces outils d’IA plutôt que sur leur développement. Ces « déployeurs » de technologies d’IA sont également des employeurs, dont les employés doivent s’adapter d’une manière ou d’une autre au déploiement croissant de l’IA. Nous désignons ces organisations dans ce rapport par le terme « employeurs-déployeurs », un groupe décisionnaire clé qui influencera la manière dont les technologies d’IA sont adoptées et gérées. Actuellement, il existe peu de lignes directrices ou de codes de conduite sur la manière dont les entreprises doivent mettre en œuvre l’IA de manière éthique pour leurs employés. Dans le même temps, de nombreuses entreprises, en particulier celles qui sont cotées en bourse ou qui souhaitent entrer en bourse, subissent une forte pression de la part de leurs concurrents et des investisseurs pour adopter l’IA afin de réduire les coûts de main-d’œuvre et d’accroître leur efficacité.
Un impact différencié selon les secteurs
Les emplois manuels et physiques sont relativement épargnés. Les secteurs comme la construction, la production industrielle, le transport et la maintenance présentent une faible exposition à l’IA générative. En revanche, les professions intellectuelles et créatives sont en première ligne. L’éducation, la santé et les services sociaux présentent une exposition moyenne. Les enseignants et les infirmières, par exemple, pourraient voir environ un tiers de leurs tâches optimisées par l’IA, principalement dans les aspects administratifs et organisationnels de leur travail. Cette différenciation des impacts pose la question de la recomposition des compétences et des parcours professionnels dans un marché du travail en pleine mutation.
Des défis majeurs à relever
Le manque de préparation constitue un premier défi majeur, caractérisé par l’absence d’urgence dans la réponse politique, la faiblesse du pouvoir syndical dans les secteurs les plus exposés et le manque de lignes directrices pour un déploiement éthique. Cette situation est d’autant plus préoccupante que les entreprises sont soumises à une forte pression pour adopter rapidement ces technologies, parfois au détriment d’une réflexion approfondie sur leurs implications sociales. Un « grand décalage » est également observé : les secteurs les plus exposés à l’IA sont précisément ceux avec la plus faible représentation syndicale, et de nombreux métiers menacés ne disposent d’aucune organisation de défense des travailleurs, rendant difficile l’organisation d’une réponse collective. Les questions d’inégalités sont également cruciales, avec des risques d’amplification des disparités existantes, des interrogations sur la répartition des gains de productivité et des enjeux majeurs de reconversion professionnelle.
Vers des solutions proactives
Face à ces défis, les auteurs préconisent trois axes prioritaires d’action. Premièrement, il est crucial de définir des pratiques responsables pour les entreprises, en établissant des standards de déploiement éthique, en impliquant les travailleurs dans la conception et le déploiement, et en partageant équitablement les gains de productivité. L’exemple du secteur public, qui emploie près de 24 millions de personnes aux États-Unis et présente un taux de syndicalisation plus élevé, pourrait servir de laboratoire pour ces nouvelles pratiques.
Deuxièmement, le renforcement de la voix des travailleurs apparaît essentiel, en développant de nouveaux modèles de représentation collective, en s’inspirant des succès comme celui des scénaristes d’Hollywood et en expérimentant des approches innovantes au niveau local et sectoriel. L’expérience californienne, avec ses conseils sectoriels et ses innovations en matière de dialogue social, offre des pistes intéressantes pour repenser la gouvernance de ces transformations.
Troisièmement, l’élaboration de réponses politiques doit être accélérée, en utilisant notamment le secteur public comme modèle, en développant des garde-fous réglementaires et en investissant massivement dans la formation et l’accompagnement. Cette dimension politique est d’autant plus cruciale que les deux prochaines années apparaissent décisives pour établir un cadre régulateur efficace.
Conclusion
L’impact de l’IA générative sur le travail ne sera pas déterminé uniquement par les capacités technologiques, mais par les choix collectifs que nous ferons. Les auteurs soulignent l’urgence d’agir pour façonner un avenir où les travailleurs bénéficient des avancées de l’IA tout en étant protégés de ses effets négatifs. La période actuelle est cruciale pour établir un cadre qui permettra de maximiser les opportunités tout en minimisant les risques. Cela nécessite une mobilisation coordonnée des employeurs, des travailleurs, des décideurs politiques et de la société civile, dans une approche qui dépasse les clivages traditionnels et reconnaisse la nature systémique des transformations en cours.
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