Le conflit à Gaza a déclenché une crise mondiale de la liberté d’expression, selon un rapport détaillé de la Rapporteuse spéciale de l’ONU sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, Irene Khan. Ce document exhaustif met en lumière les restrictions disproportionnées imposées aux voix palestiniennes et à leurs soutiens, principalement en Europe occidentale et en Amérique du Nord, révélant un schéma inquiétant de répression de la liberté d’expression.
Une menace sans précédent pour la liberté d’expression
Le rapport souligne que rarement un conflit n’a remis en question la liberté d’opinion et d’expression de manière aussi large et au-delà de ses frontières. Les attaques du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 et l’intensité de la réponse militaire israélienne ont polarisé l’opinion publique mondiale, plaçant la liberté d’expression au cœur des tensions. Cette polarisation s’est manifestée non seulement dans les sphères politiques et médiatiques, mais également dans les milieux académiques, culturels et sur les plateformes de médias sociaux, créant un environnement où l’expression de certaines opinions est devenue de plus en plus risquée et contestée.
Journalistes sous le feu
Le document révèle un niveau sans précédent de meurtres de journalistes, d’attaques contre les infrastructures médiatiques et de restrictions imposées aux médias étrangers à Gaza. Ces actions ont rendu les reportages difficiles et dangereux, affectant le droit à l’information tant pour la population de Gaza que pour le public mondial. Le rapport fait état de 113 journalistes et travailleurs des médias palestiniens tués au 13 août 2024, faisant de l’action militaire israélienne depuis octobre 2023 le conflit le plus meurtrier pour les journalistes et les travailleurs des médias au niveau mondial au cours des trois dernières décennies.
Le rapport soulève des préoccupations sérieuses quant à la possibilité que le schéma de meurtres et de détentions arbitraires de journalistes et la destruction d’installations de presse et d’équipements à Gaza indiquent une stratégie délibérée de l’armée israélienne pour faire taire les reportages critiques et entraver la documentation de possibles crimes internationaux. Cette situation porte atteinte non seulement à la liberté de la presse, mais aussi au droit fondamental du public à l’information, particulièrement crucial en temps de conflit.
Répression des protestations et de la dissidence
Le rapport met en lumière la suppression des protestations, du plaidoyer et de l’expression critique de manière disproportionnée et discriminatoire à l’égard des groupes palestiniens. Plusieurs gouvernements européens ont imposé des restrictions spécifiques, des interdictions générales ou préventives sur les manifestations de soutien au peuple palestinien, justifiant leurs actions par des motifs de « risque pour l’ordre public et la sécurité », de lutte contre le « soutien au terrorisme » et de « prévention de l’antisémitisme ».
Ces mesures ont été particulièrement sévères en Allemagne et en France, où des interdictions générales ont été imposées sur les rassemblements pro-palestiniens. Le rapport souligne que ces réponses sont arbitraires, assimilant injustement le plaidoyer palestinien à de l’antisémitisme ou à un soutien au terrorisme, et discriminatoires car aucune manifestation de soutien à Israël ne semble avoir fait l’objet de restrictions spécifiques. Cette approche soulève des questions importantes sur l’équilibre entre la sécurité publique et le droit fondamental à la liberté d’expression et de réunion pacifique.
Assaut contre la liberté académique
Le rapport souligne que la liberté académique des étudiants et des chercheurs, ainsi que l’autonomie des institutions, ont fait l’objet d’un examen minutieux et d’attaques dans plusieurs pays occidentaux. Aux États-Unis, les réponses de certaines administrations universitaires et autorités locales ont été particulièrement sévères et disproportionnées, malgré la nature largement pacifique des protestations.
Le document détaille comment des milliers d’étudiants, y compris de nombreux étudiants juifs, ont manifesté sur les campus en Europe et en Amérique du Nord depuis octobre 2023. En avril 2024, des campements ont été installés par des étudiants pour exprimer leur solidarité avec les civils palestiniens à Gaza, demander un cessez-le-feu et exiger que leurs universités se désengagent des entreprises profitant du conflit et de l’occupation des territoires palestiniens. La réponse à ces actions a souvent été excessive, impliquant l’usage de la force, des arrestations massives et des mesures disciplinaires sévères contre les étudiants et les professeurs participants.
Le rapport met en garde contre l’effet paralysant que ces mesures ont eu sur le discours public, la recherche académique et l’expertise politique sur les questions du Moyen-Orient. Il souligne que de nombreux universitaires, chercheurs et étudiants se plaignent d’une culture d’intimidation dans laquelle ils craignent d’exprimer leurs opinions de peur d’être considérés comme « antisémites », harcelés, menacés, licenciés ou privés de fonds de recherche.
Intolérance envers la liberté artistique
Le document rapporte des cas de censure par exclusion, ou « deplatforming », dans le domaine artistique. Des festivals littéraires ont désinvité des conférenciers, des expositions majeures ont été annulées, des concerts de musique ont été annulés ou des musiciens menacés, et des galeries d’art ont rompu des relations de longue date avec des clients en raison de leurs opinions politiques.
Cette tendance inquiétante s’étend au-delà des événements ponctuels, affectant la liberté d’expression artistique de manière plus large. Le rapport souligne que ces pratiques, habituellement associées aux États autoritaires, semblent avoir été émulées par des institutions publiques et privées en Europe occidentale et en Amérique du Nord en relation avec la situation Israël/Palestine. Cette censure touche à la fois ceux qui expriment de la sympathie pour Israël et ceux qui défendent les droits des Palestiniens, créant un climat de peur et d’autocensure dans le monde artistique.
Censure en ligne
Le rapport critique les plateformes de médias sociaux pour leur rôle dans la suppression excessive de contenu palestinien, leur gestion inadéquate des discours de haine et leur contribution à la manipulation de l’information, à la désinformation et à la mésinformation. Il note une tendance des grandes plateformes à être plus indulgentes envers Israël et plus restrictives envers l’expression palestinienne et le contenu sur Gaza, par rapport à leurs politiques et pratiques relatives à l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Le document détaille comment des plateformes comme Meta, X, Google et Telegram ont mis en place des mesures de modération de contenu disproportionnées et étendues à travers le monde. Ces mesures incluent la surveillance et la suppression de contenu, la suspension ou la désactivation de comptes, la restriction de la capacité à interagir avec des publications, et le « shadow-banning » ou la diminution de la visibilité du contenu des utilisateurs sans notification ni justification adéquate.
Le rapport souligne également les préoccupations croissantes concernant l’utilisation potentielle des activités et des informations publiées sur les médias sociaux à des fins de ciblage militaire dans des systèmes pilotés par l’intelligence artificielle, appelant à une enquête plus approfondie et à une plus grande transparence de la part des plateformes.
Expression protégée et prohibée
Le rapport souligne la confusion et l’amalgame entre la critique des politiques d’Israël, qui relève de l’exercice légitime de la liberté d’expression, et l’antisémitisme, qui est une haine raciale et religieuse contre les Juifs qui doit être condamnée. Il critique notamment la « définition de travail » de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), qui contrevient à cette norme internationale critique de la liberté d’expression.
Le document examine en détail comment certains États et entreprises ont restreint ou interdit des discours, des symboles, des slogans et des protestations liés à la Palestine, prétendant le faire pour lutter contre le soutien au terrorisme ou l’antisémitisme. Il analyse si la ligne entre le discours protégé et le discours interdit est correctement tracée conformément au droit international des droits de l’homme.
Le rapport critique particulièrement l’utilisation de lois antiterroristes vagues et mal définies pour restreindre la liberté d’expression, ainsi que l’interdiction et la criminalisation de l’affichage de symboles palestiniens comme signes d’antisémitisme et de soutien au Hamas. Il souligne que ces interdictions générales ne répondent pas aux exigences de nécessité et de proportionnalité du droit international et violent donc le droit à la liberté d’expression.
Recommandations
Le rapport formule des recommandations détaillées à l’intention des États, des entreprises, des institutions académiques et culturelles, et de la communauté internationale. Il appelle les États à respecter, protéger et réaliser le droit à la liberté d’opinion et d’expression sans discrimination, et à s’abstenir d’interdictions générales des manifestations, slogans, symboles ou autres formes d’expression en soutien au peuple palestinien.
Pour les entreprises, le rapport recommande de mener une diligence raisonnable accrue en matière de droits humains et de remédier à la surapplication du contenu lié à la Palestine. Il suggère également de développer des cadres prévisibles, cohérents et efficaces pour traiter les discours de haine, la désinformation et autres manipulations de l’information, conformément au droit international des droits de l’homme et au droit humanitaire.
Les institutions académiques sont appelées à respecter la liberté d’opinion et d’expression des étudiants, du corps enseignant et du personnel sans discrimination, et à s’abstenir de représailles contre les membres de la communauté académique pour leur plaidoyer et leurs protestations pacifiques. Le rapport recommande également de promouvoir activement un environnement inclusif, sûr et propice à l’enquête académique, au débat et à la discussion sur la question israélo-palestinienne.
En conclusion, ce rapport exhaustif de l’ONU dresse un tableau alarmant des atteintes à la liberté d’expression dans le contexte du conflit à Gaza, appelant à une vigilance accrue et à des actions concrètes pour protéger ce droit fondamental. Il souligne l’importance cruciale de maintenir un équilibre entre la sécurité et la liberté d’expression, tout en veillant à ce que les voix de toutes les parties concernées puissent être entendues de manière équitable et sans crainte de représailles.