Ces derniers mois, le terme « wokisme » s’est invité avec fracas dans le débat public belge. Mais que cache réellement ce concept et pourquoi suscite-t-il tant de controverses ? Une analyse approfondie menée par des chercheurs belges dans la Revue Nouvelle permet de mieux comprendre les enjeux de cette polémique et ses implications pour notre société. Alain Policar a également publié un article rafraichissant sur le sujet dans la revue AOC. Petit tour de ces deux réflexions.
Le terme « wokisme », dérivé de l’anglais « woke » signifiant « éveillé », trouve ses racines dans le mouvement afro-américain. Il évoque l’idée d’un éveil aux discriminations structurelles de la société. Cependant, son utilisation actuelle comme étiquette politique est bien éloignée de ses origines.
Les chercheurs soulignent que le « wokisme » est un concept extrêmement flou, qui ne correspond à aucune réalité sociologique précise. Il est utilisé pour désigner indistinctement des mouvements aussi divers que l’antiracisme, le féminisme, les études postcoloniales ou encore l’activisme LGBTQI+. Cette imprécision, loin d’être une faiblesse, s’avère politiquement redoutable. Elle permet de créer un nouveau clivage dans l’espace public, en opposant les « wokistes » à leurs détracteurs.
L’irruption du débat en Belgique
Le débat sur le « wokisme » a pris de l’ampleur début 2023 en Belgique, suite à la publication d’un rapport du Centre Jean Gol (think tank du MR) intitulé « Le wokisme, ce nouveau totalitarisme dont on ne peut prononcer le nom ». Son autrice, Nadia Geerts, a par la suite publié un livre sur le sujet, « Woke ! La tyrannie victimaire ».
En Flandre, le président de la N-VA Bart De Wever a également publié un ouvrage intitulé « Over woke », tandis que le Vlaams Belang en a fait un axe majeur de son programme électoral. Le parti d’extrême-droite a même consacré une brochure programmatique entière à ce sujet, intitulée « Cultuurstrijd » (Combat culturel).
Cette polémique n’est cependant pas cantonnée à la sphère politique. Elle mobilise également des acteurs de la société civile, notamment au sein du mouvement laïque, ainsi que dans le monde universitaire. Des organisations comme le Café laïque en Belgique francophone ou Hypatia en Flandre se sont ainsi positionnées contre ce qu’elles perçoivent comme des menaces pour la liberté académique et les valeurs républicaines.
Une stratégie de disqualification
Les chercheurs voient dans l’antiwokisme une stratégie visant à délégitimer les courants critiques au sein de la recherche en sciences sociales et, plus largement, à discréditer tous ceux qui remettent en question l’ordre établi. Cette offensive, menée conjointement par le pouvoir politique et une partie du monde intellectuel, cherche à normaliser certaines idées conservatrices, voire d’extrême-droite, en les présentant comme une défense légitime contre une supposée menace pour les valeurs occidentales.
L’antiwokisme s’inscrit dans une longue histoire de concepts mobilisés pour disqualifier les mouvements progressistes : « politiquement correct », « communautarisme », « théorie du genre », « islamo-gauchisme », etc. Chacun de ces termes est lié à un contexte historique spécifique, mais tous partagent une même volonté de s’opposer aux avancées en matière d’égalité et de lutte contre les discriminations.
Une géographie complexe
Si le concept de « wokisme » est né aux États-Unis, il a connu des adaptations importantes en traversant l’Atlantique. En France, par exemple, il s’est greffé sur des débats préexistants autour de la laïcité et de l’universalisme républicain. La Belgique, de par sa situation géographique et linguistique, offre un terrain d’étude particulièrement intéressant pour observer ces circulations d’idées entre différents espaces culturels.
On observe ainsi des différences notables entre les sources d’inspiration des acteurs francophones et néerlandophones. Les premiers s’appuient davantage sur des auteurs français, tandis que les seconds puisent dans la littérature anglophone et néerlandaise. Ces différences reflètent des circulations culturelles plus larges, notamment via les médias et l’édition.
Un style rhétorique spécifique
Les discours antiwokistes se caractérisent par un style particulier, empruntant beaucoup au registre du lanceur d’alerte et de l’enquête d’investigation. Ils usent volontiers d’hyperboles et de condamnations sans appel, présentant le « wokisme » comme une menace existentielle pour la démocratie et la civilisation occidentale.
Paradoxalement, ces discours se réclament souvent de l’héritage des Lumières et des droits humains, accusant leurs adversaires de trahir ces idéaux. Les chercheurs soulignent toutefois que cette posture repose sur une vision réductrice de l’universalisme et ignore la dimension critique et émancipatrice des mouvements dénoncés comme « wokistes ».
Les dangers d’une pensée binaire
L’un des principaux risques de l’antiwokisme est de promouvoir une vision simpliste et binaire du débat public. En créant une opposition artificielle entre « wokistes » et « antiwokistes », il écrase toutes les nuances qui existent entre des positions politiques plurielles, aux histoires toujours mouvementées et singulières.
De plus, cette approche tend à occulter les véritables enjeux de notre époque. Comme le souligne le politologue Alain Policar, l’obsession anti-« wokiste » détourne l’attention des défis urgents auxquels nos sociétés sont confrontées : crise écologique, montée de l’extrême-droite, recul démocratique, etc. Elle empêche aussi d’aborder sereinement les questions liées aux discriminations et à l’immigration.
« La victime a le droit d’être écoutée, et de l’être avant quiconque. Il est, de surcroît, inacceptable de ne pas la considérer comme fondée à décrire l’oppression de son propre point de vue. L’antiracisme ne peut ignorer les revendications fondées sur les situations particulières de racisation. Pour justifier cette position, il est fréquent de citer, à bon escient, Hannah Arendt : « Lorsqu’on est attaqué en tant que Juif, c’est en tant que Juif que l’on doit se défendre ; non en tant qu’Allemand, citoyen du monde, ou même au nom des droits de l’homme2. » Ne pas comprendre cette primauté d’un moment, c’est rester enfermé dans une conception décharnée de l’égalité, pour utiliser le vocabulaire de Césaire. »
[Mais] La tentation de l’« essentialisme inversé », c’est-à-dire celle de la reproduction du processus raciste d’essentialisation, mais en inversant la hiérarchie qu’il instaure, doit être écartée. Elle avait d’ailleurs été fermement condamnée par Frantz Fanon dans les Damnés de la terre (chapitre sur « Les mésaventures de la conscience nationale »)3.(Alain Policar)
Vers une approche critique de l’antiwokisme
Face à ces constats, les chercheurs proposent de déplacer la focale : plutôt que de débattre du « wokisme », concept trop flou pour être pertinent analytiquement, ils invitent à faire de l’antiwokisme un objet d’étude à part entière. Il s’agit d’examiner les stratégies, les réseaux d’acteurs et les soubassements idéologiques de ce mouvement, pour mieux comprendre ses implications politiques et sociales.
Cette approche permet de dépasser les polémiques stériles et d’ouvrir la voie à un débat plus nuancé sur les enjeux réels de notre société. Elle nous rappelle que la démocratie se nourrit de la diversité des points de vue et de la capacité à débattre sereinement des questions qui fâchent, loin des caricatures et des simplifications abusives.
Repenser l’émancipation et l’universalisme
Policar plaide pour une conception exigeante de l’émancipation, qui articule luttes pour la reconnaissance et combat pour l’égalité sociale. S’appuyant sur la pensée de Frantz Fanon, il rappelle la nécessité de se défendre contre le racisme sans pour autant reproduire ses schémas de pensée essentialistes.
Il propose une approche qui prenne au sérieux les expériences des victimes de discriminations, tout en maintenant un horizon universaliste. Il s’agit de reconnaître la pluralité des appartenances et des vécus, sans pour autant renoncer à l’idée d’une commune humanité.
Conclusion : pour un débat démocratique renouvelé
En démontant le mythe du « wokisme » et en analysant critiquement l’antiwokisme, ces recherches nous invitent à recentrer le débat sur les véritables enjeux de notre époque : la lutte contre les discriminations, la promotion de l’égalité, la défense des libertés académiques et la construction d’une démocratie inclusive.
Plutôt que de fabriquer des épouvantails, il est temps de s’atteler collectivement aux défis urgents qui nous attendent. C’est en renouant avec un universalisme critique et exigeant que nous pourrons construire une société plus juste et inclusive, capable de conjuguer égalité et diversité.
La « wokeness » bien comprise, loin d’être une menace pour la démocratie, pourrait alors être vue comme le signe de sa vitalité. Elle témoignerait d’une vigilance citoyenne face aux injustices et d’une volonté de faire vivre les principes démocratiques dans toutes les sphères de la société, dans la lignée de l’esprit critique et émancipateur des Lumières.
- Jean-Yves Pranchère, « Le wokisme vu de Belgique », Postface à Alain Policar dans Le « wokisme » n’existe pas. La fabrication d’un mythe, éditions Le Bord de l’eau, 2024, cité par Alain Policar dans e Wokisme n’existe pas ↩︎
- Phrase extraite d’un entretien avec Elisabeth Young-Bruehl. Voir : Hannah Arendt, Fayard (Pluriel), 2011 (parution originale en 1999). ↩︎
- Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Maspero, 1961. ↩︎