Lendemains d’élections : pour une refonte du récit politique

Carte blanche parue dans Le Soir, le 9/7/2024

Philippe Hensmans, ancien directeur d’Amnesty International Belgique

L’heure n’est plus au simple copier-coller des thématiques populistes ni à l’adoption de solutions simplistes qui ne font qu’alimenter les tensions sociales. Au contraire, il est impératif pour les partis politiques démocratiques de s’engager dans une refonte profonde de leurs discours. En replaçant les droits humains au cœur de celui-ci.

Dans le paysage politique européen contemporain, la montée en puissance de l’extrême-droite est un phénomène effrayant. Loin d’être simplement le résultat de facteurs économiques ou sociaux isolés, cette ascension s’inscrit dans le cadre plus large d’une guerre culturelle, où l’immigration et d’autres enjeux sociétaux sont instrumentalisés pour façonner l’opinion publique et influencer l’agenda politique.

Si les chercheurs s’accordent largement sur un point, à savoir que le vote pour l’extrême-droite ou pour les partis plus traditionnels qui portent ses valeurs est essentiellement un vote de rejet, cette stratégie de l’extrême-droite — la désignation de boucs émissaires —,a connu un succès indéniable. Elle a non seulement permis à ces partis de gagner en visibilité et en influence, mais a également eu pour effet de faire glisser l’ensemble du spectre politique vers des positions plus conservatrices, avec des conséquences significatives sur les droits humains. En exploitant les frustrations et les peurs d’une partie de l’électorat, l’extrême-droite a réussi à imposer ses thèmes dans le débat public, obligeant les autres forces politiques à se positionner sur ces questions, souvent au détriment d’une approche plus équilibrée et respectueuse des droits fondamentaux.

De l’immigré au musulman : l’évolution stratégique du discours d’extrême-droite

Une analyse approfondie révèle une évolution significative de la rhétorique des radicaux de droite, passant de la stigmatisation générale de l’immigré à une focalisation plus spécifique sur les musulmans. Cette transition stratégique, loin d’être anodine, a profondément marqué le débat public et remodelé l’échiquier politique, remettant même en cause le droit international des droits humains.

Cette tactique avait été pensée notamment dès les années 1970 par le GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne), think tank d’ultra-droite, qui a posé les jalons d’un discours faisant de l’immigré le bouc émissaire idéal pour les maux de la société. Selon Pierre-André Taguieff, politologue et historien des idées : « Le néo-racisme du GRECE n’est pas fondé sur la biologie ou sur la ‘race’, mais sur la culture. […] L’ennemi n’est plus l’immigré en tant que tel, mais le métissage culturel et l’universalisme » (Taguieff, 1988).

La normalisation d’un discours radical

Au fil du temps, cette rhétorique initialement marginale gagne du terrain. Des partis moins radicaux, soucieux de capter un électorat désorienté par les mutations économiques et sociales, commencent à intégrer certains éléments de ce discours.

Cette évolution s’appuie sur plusieurs leviers, notamment l’exploitation des tensions géopolitiques et l’instrumentalisation de la peur du terrorisme. Comme le souligne Raphaël Liogier, sociologue et philosophe : « L’islam est devenu le support d’une peur globale, condensant toutes les autres : peur du terrorisme, de la violence urbaine, du communautarisme, de la perte d’identité » (Liogier, 2012).

Cela a eu des répercussions majeures sur le débat public et l’échiquier.  La stigmatisation des musulmans est devenue un fonds de commerce électoral pour de nombreux partis politiques, bien au-delà de l’extrême droite (Deltombe, 2007).

La stigmatisation des bénéficiaires de l’aide sociale et son impact sur les droits économiques et sociaux

Une autre manifestation de cette guerre culturelle menée par l’extrême-droite est la stigmatisation croissante des chômeurs et des bénéficiaires de l’aide sociale. En les présentant comme des « profiteurs du système », l’extrême-droite a réussi à créer une dichotomie entre les « méritants » et les « non-méritants », alimentant ainsi un ressentiment au sein de la population active.

Ce discours a eu pour effet pervers de fragiliser le principe même de solidarité qui sous-tend les systèmes de protection sociale en Europe, remettant en question le droit à un niveau de vie décent, pourtant inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Le rôle des médias et des réseaux sociaux dans la diffusion des idées d’extrême-droite

La diffusion et l’ancrage de ces idées d’extrême-droite dans le débat public n’auraient pas été possibles sans le concours, volontaire ou non, de deux acteurs majeurs : les réseaux sociaux et certains médias traditionnels.

Les réseaux sociaux, avec leurs algorithmes favorisant la viralité des contenus polémiques et leur vulnérabilité aux campagnes de désinformation orchestrées, ont offert une caisse de résonance idéale aux idées de l’extrême-droite. Ce phénomène a contribué à la propagation de discours de haine et à la remise en question des droits des minorités.

Parallèlement, certains médias traditionnels ont joué un rôle non négligeable dans la banalisation des idées d’extrême-droite. En France, par exemple, certains médias ont adopté une ligne éditoriale ouvertement favorable aux thèses de l’extrême-droite. Cette orientation a eu un effet d’entraînement sur d’autres médias, poussés à aborder ces thématiques pour rester compétitifs en termes d’audience.

Conclusion : vers une nécessaire réinvention du discours politique

Face à cette situation, il apparaît crucial que les forces politiques attachées aux valeurs démocratiques et de solidarité se réinventent.

Ce discours devrait s’attacher à répondre aux préoccupations légitimes des citoyens en matière de sécurité, d’identité et de bien-être économique. Il s’agirait de proposer des solutions complexes à des problèmes complexes, tout en réaffirmant les valeurs d’ouverture, de solidarité et de respect des droits humains qui sont au fondement des démocraties européennes.

Cela requiert un effort de pédagogie et de communication important pour expliquer les enjeux réels de la mondialisation, de l’immigration et des mutations sociales en cours, tout en sensibilisant le public à l’importance du respect des droits humains pour tous. Il implique également de repenser les modes de communication politique pour contrer l’influence des réseaux sociaux et des médias acquis aux idées d’extrême-droite.

C’est à ce prix que l’on pourra espérer contrer durablement l’influence de l’extrême-droite et préserver les fondements démocratiques et humanistes des sociétés européennes, tout en garantissant le respect des droits humains pour tous.

Références

Taguieff, P.-A. (1988). La Force du préjugé : Essai sur le racisme et ses doubles. La Découverte.

Liogier, R. (2012). Le Mythe de l’islamisation : Essai sur une obsession collective. Seuil.

Deltombe, T. (2007). L’Islam imaginaire : La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005. La Découverte.